Eblouie par les néons criards de la salle exigüe, j'effleure le bandage qui recouvre mon épaule de ma seule main libre, la droite – l'autre étant désormais immobilisée dans une attelle. Une douleur lancinante me prend encore le bras, mais je m'efforce de rester concentrée pour soutenir le regard du policier assis en face. Si cet homme baraqué et moustachu incarne son cliché à la perfection, force est de constater qu'il semble plutôt sympathique.
— Lorsque Cristian Maestre a décrété que mon téléphone déchargé ne lui serait d'aucune utilité, il l'a jeté dans un coin de la pièce et n'y a plus prêté attention, relaté-je. C'est à ce moment que j'ai eu l'idée de m'en servir pour tenter de contacter quelqu'un.
Je me tourne vers ma voisine de droite, dont les boucles emmêlées témoignent de la nuit agitée que nous venons de vivre. Touchée par le soutien que je lis dans le bleu cristallin de ses yeux, je déclare :
— La première à m'aider a été Camila, qui a attiré l'attention des Maestre en leur proposant d'utiliser son téléphone. Pendant ce temps, j'ai réussi à récupérer le mien pour tenter de le rallumer. Je le connais bien et je sais que, même lorsqu'il est à plat, je peux encore en tirer quelques secondes d'utilisation.
Avant de poursuivre mon récit, je cherche le regard de mon autre voisine. Les jours qu'elle a passée enfermée donnent un teint anormalement pâle à sa peau mate et les cernes qui entourent ses yeux témoignent du calvaire qu'elle a vécu. Malgré tout, le sourire qu'elle m'adresse me réchauffe le cœur.
— En voyant que Cristian commençait à s'impatienter, c'est Ana qui a pris le relai en simulant une perte de connaissance. Sa stratégie m'a laissé quelques secondes supplémentaires, durant lesquelles j'ai pu poursuivre mon plan. Dès que mon téléphone s'est allumé, j'ai contacté Rafael, que j'étais justement censé retrouver ce soir-là.
Assis de l'autre côté de la pièce aux côtés de Sara et Maria-Carolina, notre sauveur hoche la tête. Les bras croisés, vêtu d'un simple t-shirt et d'un short, il semblerait presque détendu... Mais je commence à le connaître, et je sais que le regard sérieux qu'il s'efforce d'afficher ne sert qu'à cacher son trouble.
— Je savais qu'il était au courant de ces histoires entre Ana et les Maestre et qu'il n'attendrait pas pour réagir. Je lui ai expliqué de façon très succincte que nous avions été enfermées par les Maestre, qu'Ana était là et qu'il fallait qu'il vienne au plus vite avec la police.
— Comment avez-vous vous su où vous étiez enfermées ?
— Quand Cristian Maestre a commencé à nous menacer, il a donné un coup de pied dans un carton... Et, en s'ouvrant, le carton m'a révélé une odeur de cannelle que j'avais sentie dans le salon de leur villa, juste avant de perdre connaissance. Ce n'était qu'une hypothèse, mais je n'avais pas d'autres pistes, alors j'ai décidé de prendre le pari. Si cette piste s'avérait fausse, je me suis dit que quelqu'un saurait rebondir pour retrouver l'endroit exact où nous étions, comme via le signal émis par mon téléphone au moment de l'envoi.
Le policier hoche la tête tout en tapant frénétiquement sur son clavier pour prendre des notes.
— Comment se sont passées les choses pour vous, Monsieur Corrales ?
Certainement peu accoutumé à se faire désigner ainsi, Rafael se redresse dans sa chaise.
— Quand j'ai reçu ce message de Juli, j'ai compris que la situation était grave. Je vous ai immédiatement appelés pour vous expliquer la situation et, dans la foulée, j'ai prévenu Sara et Maria, qui m'ont retrouvé au commissariat. Comme l'enquête sur la disparition d'Ana était déjà en cours, les choses sont allées plutôt vite. Une patrouille nous a emmenés chez les Maestre et, devant l'entrée, Sara a immédiatement reconnu les vieilles baskets que Juli traîne depuis des semaines. On a alors compris que les sandales à talons qui étaient à côté appartenaient à Camila, et c'est à ce moment que les policiers ont forcé la porte.
Mes vieilles chaussures comme preuve d'identification ayant permis de nous sauver la vie ? Pour la première fois depuis des jours, je me surprends à sourire naïvement. En baissant les yeux, je vois leur tissu délavé et déchiré d'un tout nouvel angle.
Comme quoi, même les choses les plus insignifiantes peuvent finir par faire sens à un moment ou un autre...
* * *
— Tu veux dire que ce sont les Maestre qui ont séquestré Ana ?
Plantée devant Santiago, les bras croisés sur mon attelle, je hoche la tête. Bien que nous soyons sortis à plus de quatre heures du matin de notre interrogatoire, j'ai su dès l'instant où Rafael nous a déposées à Color Caribe que je n'allais pas pouvoir me coucher de sitôt.
— Je savais que les Maestre avaient un grain, mais je ne les aurais pas pensés capables d'en venir à une chose pareille. Cette famille est complètement siphonnée !
J'arque un sourcil face au visage révolté du mafieux. J'aurais presque pu être d'accord avec lui, s'il n'était pas lui-même l'être le plus tordu que j'ai connu.
— Il faut croire qu'ils n'ont pas apprécié d'apprendre que tu t'étais évadé... marmonné-je.
Sans surprise, ma remarque ne provoque pas la moindre réaction chez Santiago.
— Enfin, l'important, c'est qu'Ana ait été tirée d'affaire, évasé-je. Maintenant que nous la savons hors de danger, il va falloir que tu partes. J'ai eu la chance que la police ne flaire rien, mais te garder ici me fait courir d'énormes risques, et tu le sais.
— Ana, hors de danger ? Tu le penses vraiment ?
Je soupire.
— Pour le moment... rectifié-je. Les Maestre ne s'arrêteront pas de sitôt, tu le sais. Tu connais mieux que moi leurs histoires d'honneur familial, ils ne nous laisseront pas tranquilles tant qu'il ne sera pas rétabli. Surtout que leur fils Eric, lui, est encore en liberté je ne sais où...
Santiago triture son éternelle chaîne d'un air réflexif.
— Je ne peux pas partir tant qu'elle n'est pas hors de danger, déclare-t-il. Il lui arrivera la même chose, si ce n'est pire, dès que j'aurais le dos tourné...
— Tu veux vraiment qu'elle soit hors de danger ?
Ma question flotte quelques instants dans un silence chargé de tension. Je soutiens le regard perçant de Santiago mais, comme souvent, je suis incapable de parvenir à le déchiffrer.
— Il n'y a qu'une seule solution pour ça, et on sait tous les deux de quoi il s'agit, déclaré-je d'un ton ferme.
Sans surprise, mes paroles font bondir mon interlocuteur.
— Tu es sérieuse ? Il est hors de question que je donne ce qu'ils veulent à ces espèces de tarés !
— Libre à toi de prendre la décision qui te chante, mais tu sais tout comme moi que c'est la seule manière que tu auras d'assurer la sécurité d'Ana. Tu as tué leur fils, ils ne s'arrêteront pas là. Tu sais ce qu'un parent est prêt à faire pour son enfant.
— Tu ne te rends pas compte de ce que tu me demandes, Juli... Tu n'as pas idée de tout ce que j'ai surmonté pour être ici aujourd'hui. Il est impensable que je foute tous mes efforts en l'air en allant me rendre à la police.
Je ne peux pas dire que je ne m'attendais pas à cette réaction. Comprenant que ma mission s'arrête là, je ne réponds rien et laisse un long silence s'installer entre nous. Santiago finit par y mettre un terme en se retournant pour enfiler ses chaussures.
— Je ne peux pas faire ce que tu attends de moi, mais je peux au moins déserter ta maison dès ce soir. Comme tu le dis, il est bien trop risqué pour nous deux que je m'y attarde.
Le fugitif attrape sa veste noire et l'enfile pour rabattre la capuche sur son visage. La main sur la poignée de la porte d'entrée, il se retourne une dernière fois pour ancrer son regard perçant dans le mien. Cette fois-ci, j'y décèle une lueur inhabituelle. Je crois qu'il s'agit de gratitude.
— Au revoir, Juli. Merci d'avoir tenu ta parole et de ne pas m'avoir dénoncé.
Puis il ouvre le battant avant de s'enfoncer dans l'obscurité de la rue déserte.
VOUS LISEZ
Le parfum des ennuis
ChickLitJe n'ai jamais été du genre à me laisser dépasser par les évènements. Même lorsque ma mère débarque chez moi en m'annonçant que mon père l'a mise dehors, que je me retrouve sans un sou et contrainte de mettre mes projets de carrière en pause pour tr...