Chapitre 12 - On ne sait jamais vraiment quand on a touché le fond

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— Où est ma mère ? hurlé-je en envoyant valser la porte du commissariat.

Je ne récolte qu'un regard réprobateur de la policière installée derrière son poste de travail. Le silence qui m'accueille me laisse comprendre que mon niveau sonore est sans doute un poil trop élevé pour les lieux.

— Hé, ça va aller, Juli, me rassure Rafael en me pressant l'épaule.

Je le fixe d'un œil médusé. Suite à ma lourde insistance, mon expert-comptable d'ami a fait l'erreur d'accepter de me prêter le volant pour venir jusqu'ici. Résultat, j'ai failli me prendre deux voitures, renverser un piéton et m'emplâtrer un mur. La façon dont il arrive à garder son calme en est presque effrayante.

— Si votre mère est bien Madame Suarez, elle en train de finir sa déposition, répond la policière en délaissant son clavier pour se relever d'un air blasé. Je vais la chercher.

Dès qu'elle disparaît dans le couloir, je me tourne vers Rafael.

— Ils n'en ont rien à faire, ou quoi ? me révolté-je.

— Ils vont la ramener, c'est tout ce qui compte, tempère mon ami.

Une éternité plus tard, la silhouette de ma mère apparaît enfin dans l'encadrement du couloir.

— Maman ! m'exclamé-je en me ruant sur elle.

— Ma Juli...

Après une longue étreinte, je me recule pour l'observer. Ma mère tente de garder la face mais tout ce que je vois, ce sont ses jambes maigres qui tremblent. Elle me semble soudain si petite, si fragile, derrière ces couches de fond de teint savamment appliquées qui ne suffisent pas à masquer les cernes et les larmes qui ont ruisselé sur ses joues.

D'une main fébrile, je caresse ses cheveux blonds. Je m'apprête à lui poser des questions, quand une silhouette apparaît derrière ma mère. Intriguée, je plisse les yeux pour distinguer ses traits dans l'obscurité du couloir.

— Hector ?

— Bonsoir, Juli.

Je regarde tour à tour ma mère, puis mon ami et gérant de la radio La Voz del Caribe.

— Mais enfin... Qu'est-ce que tu fais ici ?

— Hector... Hector m'a sauvé la vie, déclare ma mère en s'avançant.

Prise au dépourvu par cette annonce, j'ai un léger un mouvement de recul.

— Comment ça ?

— J'étais au bar, m'explique-t-elle en baissant les yeux. J'avais un rendez-vous qui s'est fini plus vite que prévu, alors j'ai décidé de prendre un verre, puis deux... Je me sentais lucide quand j'ai quitté l'établissement, mais ce n'est qu'une fois à l'extérieur que l'alcool a commencé à faire effet. Je n'avais pas pris le volant, mais je me suis assez vite retrouvée perdue dans des rues inconnues... C'est à ce moment qu'un homme est arrivé, et m'a volé mon sac à main.

À la simple mention de cet individu, le visage de ma mère s'assombrit.

— Je n'ai pas réussi à voir son visage. Le seul détail dont je me souviens, c'est qu'il portait un sweat noir dont la capuche était rabattue sur son visage et des chaussures de sport. Quand j'ai essayé de le retenir, il m'a poussé en arrière, et il s'est enfui. Il courait très vite, je n'ai pas eu le temps de voir vers où il allait.

La voix de ma mère se fait de plus en plus basse, comme si cette histoire lui faisait honte.

— Je me suis retrouvée en larmes dans la rue, perdue et sans aucun moyen de contacter un taxi. C'est à ce moment qu'Hector est arrivé, reprend-elle en levant un regard reconnaissant vers notre ami.

— Par chance, ta mère était près de la station radio, d'où je sortais suite à ma permanence nocturne, explique-t-il. En apercevant cette femme qui avait l'air perdue, je me suis approché pour l'aider. C'est là que j'ai compris qu'il s'agissait de ta mère... Après qu'elle m'ait expliqué ce qui venait de se passer, je l'ai accompagnée ici pour qu'elle porte plainte.

Ma mère acquiesce, l'air grave.

— Ils m'ont dit qu'ils m'avertiraient s'ils retrouvaient mon sac mais, malheureusement, il y a plus de chances qu'il finisse dans une poubelle quelque part...

Je soupire en posant une main empathique sur son épaule.

— Aussi triste que ça puisse paraître, l'agression que vient de subir Carmen est loin d'être un cas isolé, soupire Hector. Ta mère n'a rien, c'est ce qui importe aux yeux de la police.

Ces paroles me font aussitôt crisper le poing.

— Elle n'a rien, oui, à part un traumatisme qui va probablement la hanter pour le restant de ses jours chaque fois qu'elle osera sortir seule de chez elle le soir ! tonné-je.

— Je sais que c'est injuste, Juli, acquiesce Hector.

— Et c'est surtout pour ça qu'on a besoin de grandes avocates qui défendent la cause des femmes, comme tu le feras bientôt, ajoute ma mère en plongeant son regard dans le mien.

Ce dernier commentaire me fait l'effet d'une douche froide. C'est certainement la première fois que j'entends ma mère parler de cette ambition. Moi qui ai toujours pensé qui ai toujours pensé qu'elle ne s'y intéressait pas...

J'ouvre et referme la bouche en tentant de trouver quoi répondre. Ma mère ignore ce qui se joue pour moi en ce moment. Elle ne sait pas que j'ai dû mettre mon rêve en pause parce que je suis une impulsive incapable de contrôler sa colère face à son propre père.

— Et qui est ce jeune homme qui t'accompagne ?

La question curieuse de ma mère m'arrache un soupir. Je me retourne vers Rafael, en retrait depuis le début de notre discussion, qui s'avance d'un pas hésitant.

— C'est Rafael Santos, un ami, le présenté-je. On se voyait pour... Un travail à rendre.

Je vois au regard que me lance ma mère qu'elle ne croit pas un traître mot de mon excuse. Il faut dire que le prétexte du travail à rendre – surtout un vendredi soir – est sans doute traduit de façon universelle comme l'alibi numéro un du sexe non assumé.

Des histoires de coucheries valant mieux que de devoir lui révéler cette énorme mascarade, je laisse à son cerveau le loisir d'interpréter les faits comme il le souhaite. En ce qui me concerne, ma mère pourrait bien croire que je me tape une armée de licornes unijambistes – je m'en moque, tant qu'elle ne découvre pas que ma double vie est à deux doigts de nous laisser sur la paille.

— Je suis rassuré de vous voir ici, Señora Suarez, affirme Rafael.

Ma mère, qui a certainement d'autres préoccupations que mes prétendues relations clandestines, lui esquisse un sourire fébrile.

— Merci de l'avoir accompagnée, Rafael.

— C'est normal. Je n'allais pas la laisser seule dans un moment pareil.

Un silence flotte sur le hall du commissariat.

— Bon, eh bien... On rentre à la maison ?

Ma mère hoche la tête en frissonnant.

— Oui, je veux bien. J'ai besoin de dormir, je crois.

Je lui frictionne l'épaule, tandis que Hector me tend la veste en fausse fourrure de ma mère.

— Tiens, avant qu'elle n'attrape froid. Carmen l'avait laissée dans le bureau des plaintes.

— Oh, merci.

J'empoigne la veste et, au moment où je l'ouvre pour couvrir le dos de ma mère, une bouffée d'odeur me parvient. J'y reconnais un parfum pour homme, aux senteurs de pin et d'iode, avec une petite note fruitée. À ce moment, tout se passe très vite. L'information monte à mon cerveau en une fraction de seconde et, bien qu'il n'y parvienne pas à trouver le moindre sens, je sens les battements de mon cœur s'accélérer et mes paumes devenir moites.

Ce parfum, je le reconnaîtrais entre mille. Parce qu'on n'oublie pas l'odeur d'un homme dont on s'est follement (et stupidement) éprise, avant de découvrir sa véritable identité.

Santiago.

Le parfum des ennuisOù les histoires vivent. Découvrez maintenant