La Mélodie des Plumes - Tome 1

Partie II - Chapitre 21 : Le filet végétal

— Ferme-la ! C'est pas une heure pour piailler !

L'ombre de Feynor se dressa dans l'embrasure de la porte, avec ce qui ressemblait trait pour trait à un épais dictionnaire d'Ancien Langage à la main.

— Je vais te faire bouffer ton lit si tu la ferme pas ! vociféra-t-il avant de claquer la porte.

Elune sursauta et secoua la tête pour chasser les dernières réminiscences du cauchemar qui la hantait chaque nuit. Le manque de sommeil commençait à se faire sentir. A force de se faire crier dessus par Feynor une nuit sur deux, Elune commençait à l'entendre aussi en plein jour quand il n'était pas là. Elle reporta son attention sur son ouvrage. En une heure à travailler dessus, elle n'était parvenue qu'à faire cinq nœuds dont un tellement relâché qu'il ne tiendrait pas. Elle s'échina donc à le défaire et à recommencer son labeur. Pour une fois qu'Orlyë ne lui faisait pas cours, elle profitait de sa matinée de libre pour terminer le projet qui avait occupé ses dernières lunes. Si tout se passait bien, elle pourrait tout installer dans la journée. Adossée contre la façade Ouest du bâtiment, son ouvrage étendu autour d'elle, Elune finissait de consolider l'assemblage.

Le dos trempé de sueur, elle finit par s'offrir une pause bien méritée. Bien à l'abri dans l'ombre, sa gourde était vide depuis longtemps. Leurs réserves étaient à sec. Feynor, parti avant le lever du jour chercher de l'eau au marché, n'était pas encore rentré. Elune se laissa aller contre le mur de pierre. Elle tenta de s'humecter les lèvres pour tromper la soif. Sa gorge complètement sèche la laissa insatisfaite. Le sort employé par Loëry quelques lunes plus tôt lui revint. Elune prit la gourde, ouvrit le bouchon et plaça sa main au-dessus de l'embouchure. Deux mots. C'était tout ce qu'il fallait. Elle retira ses doigts et envoya la gourde valdinguer. Le Maître du Temps lui avait strictement interdit d'utiliser des sorts. Même si elle avait survolé des parchemins de théorie à ce sujet, elle se refusait de lui désobéir. Il avait sans doute ses raisons. Les désastres réguliers dont elle était la cause lorsqu'elle s'entraînait à utiliser son Artefact lui revinrent. Elle ne contrôlait rien.

La mort dans l'âme, Elune reprit son ouvrage. Là, au moins, elle savait parfaitement ce qu'elle faisait. Une fois les dernières feuilles ajustées et les cordes solidement attachées, elle tira son travail en direction du cercle de pierres. L'immense assemblage traînait sur plusieurs yoltas derrière elle la forçant à faire des allers-retours pour ne pas s'épuiser à la tâche. Arrivée au bord du vide, elle passa une première corde autour du grand arbre planté à proximité du cercle de pierres. Elune s'empara d'un deuxième brin et le fit passer autour du puits. Une fois certaine que les nœuds étaient bien serrés, elle poussa le drap végétal dans le vide. Enfin, comme des centaines d'autres fois, elle enroula une corde séparée autour du tronc de l'arbre et l'autre extrémité autour de sa taille. Une fois prête, elle se laissa basculer dans le vide.

Elle glissa le long de la corde jusqu'à ce que celle-ci soit parfaitement tendue, à l'exception du mou de réserve attaché à sa ceinture. Le vide s'étendait autour d'elle, océan bleu infini porteur de mystères et de mort. D'un côté, le drap végétal se balançait doucement au gré de la brise. De l'autre, le dessous de l'île du Maître du Temps se dévoilait. Un complexe enchevêtrement de racines et de pierres suspendues s'étirait sous la masse rocheuse de l'île. Elune se balança et parvint à attraper une tige enroulée autour d'un roc suspendu. Elle s'y hissa et tracta à la force de ses bras l'immense tissu végétal qu'elle avait tissé. Toujours attachée à sa corde de sécurité, Elune se mit à arpenter le dédale de racines, son fardeau dans les bras. Au fur et à mesure qu'elle passait de racine en racine, elle déplia son travail s'assurant qu'il ne s'emmêlait pas dans les roches. Alors qu'elle se glissait entre deux lianes, elle dû s'allonger pour éviter que son œuvre ne se prenne et ne se déchire. Le dos trempé de sueur, elle reprit sa route aérienne, plongée dans ses pensées.