Chapitre 41 : Rancœurs et sans cœurs

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— Tu t'es disputée avec Eltio.

— Qu'est-ce qui te fait dire ça ?

— Je ne suis pas aveugle, répliqua Kyosa en récupérant le tas de planches que lui tendait Elune. Ça fait deux jours que vous vous ignorez complètement.

Elle déploya ses ailes et décolla pour poser son fardeau à l'étage en reconstruction. Pour l'instant, ils en étaient à la réparation du parquet détruit par l'incendie. Le temps au beau fixe avait au moins pour avantage de ne pas retarder les travaux. Songeuse, Elune prépara un autre chargement de planches. Kyosa ne brillait pas pour sa capacité à être attentive à son entourage. Si même elle l'avait remarqué, Adeline et les autres s'en étaient sans doute aperçu.

— C'est quoi le problème ? l'interrogea Kyosa en atterrissant.

— Les Magliens.

Kyosa fit claquer sa langue sur son palais.

— Evidemment. Tu devrais lui en parler.

Elune pinça les lèvres. Deux jours avait passé depuis sa dispute avec Eltio. Elle avait d'abord cru qu'il avait passé l'éponge sur l'incendie et la mort d'Aknaël, mais elle s'était lourdement trompée. Après le sauvetage de la loutre de Kyosa, Elune avait espéré qu'Eltio changerait d'avis sur elle. Ses excuses sur son accusation de se prélasser sans rien faire l'avait confortée dans cette idée. Mais Eltio détestait les Magliens, cela n'avait rien de nouveau. Il considérait la magie comme un élément à éradiquer. Il ne s'en était jamais caché. Il avait à peine tenu une journée avant de recommencer avec ses propos négligents. Auparavant, Elune n'y prêtait pas attention. Il s'attaquait à une figure intangible : le Maître du Temps. Ces remarques avaient déclenché d'importantes prises de bec entre Kyosa et lui. A présent, Elune ne pouvait plus se défiler.

— C'est impossible.

Kyosa poussa un soupir négligeant.

— Mais oui bien sûr, c'est ça. Je ne te connaissais pas si défaitiste. Je suis sûre qu'au fond de lui, il est content de te revoir. La mort d'Aknaël l'a bien plus affecté qu'il ne l'avoue. Il cherche juste un fautif. Orlyë est le candidat idéal et, par extension, ben toi aussi. Comprends-le, c'est facile d'accuser quelqu'un qu'on ne connaît pas. Maintenant qu'il sait que tu es une Maglienne, il perd sa solution de facilité. Tu le connais bien. Il déteste perdre ses repères.

Elune resta interdite. Elle dévisagea Kyosa, incertaine de ce qu'elle avait entendu. Autant d'introspection ne lui ressemblait pas. Trop concentrée sur sa loutre et ses compétitions, elle ne prenait jamais le temps de comprendre les autres. Elle allait droit au but sans se poser de questions sur ce que pouvaient ressentir ceux à qui elle s'adressait.

— Fatiguée Kyosa ? lança Adeline en se posant à leurs côtés. Tu devrais échanger avec Elune. Elle monte les planches à l'étage et toi tu suis la liste posée là-bas.

Elle désigna le plan de travail d'Elune, un établi de fortune où s'empilait les outils de découpe. Une feuille se déroulait jusqu'au sol.

— Il faut lire ? demanda Kyosa d'une voix blanche.

Elune avisa la hauteur qui séparait le rez-de-chaussée du premier étage.

— Je les monte en volant ? interrogea-t-elle Adeline en butant sur le dernier mot.

Elle dévisagea Kyosa.

— Je pense rester à mon poste, lança-t-elle d'un ton faussement enjoué.

— Pareil, l'appuya Kyosa. J'adore, euh, porter des trucs !

Elune étouffa un rire. Kyosa avait les travaux manuels en horreur. Il suffisait de la voir scruter ses doigts à la recherche d'échardes, dès qu'elle touchait du bois, pour s'en rendre compte.

— Je vais battre le record de planches montées en une journée ! s'exclama-t-elle en retroussant ses manches. Allez Elune, retourne bosser ! Je veux gagner !

Elle récupéra le chargement d'Elune et décolla. Adeline la suivit d'un air dubitatif. Elune reprit sa tâche un peu rassénérée. Elle retrouvait la Kyosa qu'elle connaissait. Comme pour lui confirmer cette impression, Kahen se posa sur son épaule et lança un pépiement joyeux.

— Doucement mon grand, y a mon oreille à côté.

A la fin de la journée, alors que tous partaient se coucher, Elune en profita pour s'éclipser. Perchée sur les hautes branches d'un pommier, elle s'allongea et se laissa bercer par les murmures de la nuit. Les feuilles encore accrochées bruissaient doucement au gré du vent doux. Le chant ininterrompu des grillons la berçait. Le ciel piqueté d'étoiles s'étirait à l'infini. Elune dessina dans les airs les constellations : celle d'Itlía, la Nébuleuse des Rêves ainsi que la constellation musicale et sa forme de lyre si reconnaissable. Son cœur se serra. La dernière fois qu'elle avait pris le temps de contempler le firmament, Loëry se tenait à ses côtés. Il était cette présence rassurante dans le ciel de solitude que représentait l'Île des Pierres. Elune inspira. Elle pouvait presque sentir son parfum, ce délicat mélange de fleurs et d'herbes coupées qui lui rappelait les heures passées sur l'Île bleue à grimper dans les arbres. Sa paume rencontra l'écorce rêche du pommier. Elle le connaissait bien. Il avait été le témoin silencieux de longs après-midi de solitude mais aussi de jeux improvisés avec Kyosa et Eltio.

Elune repoussa une branche qui lui chatouillait le bras droit. Tout était si simple. Eltio ne s'amusait pas à jouer le chaud et le froid avec elle. Il était franc et attentionné. Cet Eltio-là était-il mort aux côtés d'Oltër dans l'incendie ?

— Tu devrais aller te coucher.

— Je n'ai pas sommeil.

— Ne me prends pas pour un estafel endormi, Kyosa. Si tu n'as pas tes six heures de sommeil, tu ressembles à un Ornán.

Ornán toi-même ! se vexa l'intéressée.

Elune se plaqua à plat ventre sur sa branche priant pour qu'ils ne lèvent pas les yeux. Eltio s'arrêta au pied du pommier et se laissa glisser contre le tronc. Kyosa s'assit à ses côtés et laissa retomber sa tête sur son épaule. Leurs mains s'entrelacèrent.

— Tu devrais t'excuser, commenta Kyosa de but en blanc.

— Je n'ai fait que dire la vérité.

— En la traitant d'Ornán et de monstre ? Elle l'a déjà suffisamment entendu à cause de ses ailes. Pas la peine d'en rajouter une couche.

Eltio se rembrunit. Il détacha sa main de celle de Kyosa.

— Je ne parlais pas d'elle mais des Magliens. Aïe ! Non mais t'es folle ou quoi ?!

Kyosa s'écarta de lui. Eltio frotta sa joue endolorie. La pénombre camouflait la rougeur de son visage.

— Tu es un idiot, Eltio.

— Et tu m'accuses de l'insulter gratuitement ?

— Tu le méritais.

Eltio se ferma. Seul le chant des grillons perturba le silence qui s'ensuivit.

— Tu ne comprends pas. Les Magliens ne devraient pas exister. Ils se reposent tranquillement à l'Académie et nous laissent crever. Il n'ont aucun cœur. Quant à Elune...

Allongée sur sa branche, Elune perdit la fin de sa phrase. Ses poings se serrèrent. Les larmes lui montèrent. Elle les refoula. De tous, c'était Eltio qui n'avait pas de cœur. Elle ne pleurerait pas pour lui.

— Tu devrais jouer fair-play avec elle alors, répondit Kyosa avec une douceur qu'Elune ne lui connaissait pas. Dis-lui la vérité. On n'arrête pas une course une fois lancée. N'attends pas d'elle qu'elle fasse demi-tour. Elle ne peut pas.

Elune fronça les sourcils. Plus tôt, Kyosa s'était montrée révoltée contre les propos d'Eltio et maintenant elle l'encourageait. A quoi jouait-elle ?

— Allez viens, je veux dormir moi, ajouta Kyosa.

— Vas-y. J'arrive.

Kyosa s'agenouilla devant Eltio et déposa un baiser sur ses lèvres.

— Et maintenant, tu viens ?

Elle se releva. Après un grommellement de désaccord, il s'empara de sa main tendue et la suivit.

Lorsqu'ils eurent disparus, Elune descendit de son perchoir. Sa mâchoire tremblait, mais elle ne savait pas dire si c'était de rage ou de déception.

La Mélodie des Plumes - Tome 1Où les histoires vivent. Découvrez maintenant