La Mélodie des Plumes - Tome 1

Loëry

2ème jour de la 6ème lune de l'An 4124 du Nouveau Calendrier

Ma douce Ludwygia,

Le temps joue contre moi et je ne peux pas l'arrêter. Je sens le souffle de Kárnan sur ma nuque. Ses paroles sournoises s'infiltrent en mon cœur et le gèlent. J'entends la mélodie tyrannique de sa flûte dans mon sommeil. Elle me poursuit et me hante. Je le vois lorsque mes paupières se ferment. Il me poursuit et me pousse vers un gouffre sans fin dont je ne reviendrais pas. Ton violon s'est tut. Je n'en perçois plus la douloureuse mélopée. Elle s'est perdue avec mes derniers souvenirs de toi. A la place se tient Elune. Mais ce n'est pas ton violon qui repose dans ses mains, c'est une flûte. Celle-là même dont le chant leurre les cœurs esseulés en quête d'un foyer salvateur. Cet instrument sème la mort partout où il passe. Il est celui qui a mis un terme aux nuits nibeliennes. Ce sera celui qui plongera ses crocs glacés en moi et soutirera la moindre parcelle de vie qui m'anime encore.

Je me tiens au bord du gouffre, pris en tiraille entre deux possibilités incompatibles. Sauter dans le vide et abandonner mon pouvoir ou pousser un autre et le condamner à une chute infinie. Il y a quelques lunes, cette décision était claire dans mon esprit. Désormais, seul le doute demeure. Il gangrène mon cœur et me tue à petit feu.

Je me tiens au bord du gouffre et Elune est celle qui m'empêche de sombrer dans les abysses. Elle se tient juste derrière moi. Je sens sa peur. Je perçois ses doutes. Je ne peux pas lui expliquer, elle ne le supporterait pas. La solitude a toujours été son ennemi le plus perfide. Elle s'y cache croyant être en sécurité, mais en réalité, cette réclusion la mine. Je commence tout juste à l'en tirer. Je ne peux pas l'y abandonner à nouveau. Cesse de te moquer de moi, je ne me cherche pas d'excuses. Je voudrais que tu restes. Pourtant, mes souvenirs de toi s'envolent. Le visage d'Elune remplace le tien. Sa voix se superpose à la tienne et ses mimiques se substituent à celles que je connaissais chez toi. L'ombre t'emporte. Je survis. Pour combien de temps ?

L'horloge se dérègle. Ce qui était mien m'échappe. Ma vie se défile devant moi. L'avenir est un trio d'îles : ma mort, le meurtre d'un autre ou le sacrifice de tout un peuple. Je ne peux me rendre que sur l'une d'elle. Aucune ne m'attire. J'aimerais pouvoir rebrousser chemin. Mais derrière moi, un mur du nom d'Ylkad me barre la route. Il ne le sait pas encore, mais sa révolte précipite les choses.

Je me tiens au bord du gouffre et seule Elune tient encore ma main. Elle la serre de toutes ses forces et m'empêche de m'effondrer. A moins que ce ne soit moi qui me cramponne à elle. Ses doigts glissent. Le néant m'appelle avec autant de force que les murmures de l'Entremonde. Aujourd'hui plus que tout autre jour ses marais trompeurs et ses rochers effilés, sur lesquels il est aisé de s'empaler, reviennent à ma mémoire comme une brûlure douloureuse. Je leur ai échappé par le passé. Mais l'ombre ne dort pas, elle sommeille. Elle sent que la situation m'échappe. Elle a senti la présence d'Elune proche du portail. Elle l'appelle autant qu'elle m'a appelé.

Les lunes ont passé si vite. Déjà, je sens Elune s'éloigner. A moins que ce ne soit moi qui la repousse. Elle ne sait pas ce qui nous attend. Je suis le seul à porter ce fardeau. Le secret devient insupportable. Le mensonge m'environne et la vérité est trop dure pour être révélée. Je n'ai pas eu le temps de connaître Elune comme je l'aurais dû. Hélas, le temps perdu n'est pas quelque chose qui se rattrape.

Toi qui connaît la vérité et la souffrance qui me déchire, entends mon appel. Que dois-je faire ?

Avec tout mon cœur,

Celui qui ne t'oubliera jamais