Chapitre 22 : La nuit nibelienne

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Roulée en boule sur sa pierre, Elune poussa un long soupir. Elle avait appris après coup que la violoniste portait un nom tiré d'une légende eylienne : Nibel. Intriguée, Elune avait emprunté le rouleau de parchemin qui contait cette histoire et l'avait tant relu qu'elle avait fini par la connaître par cœur. Ce conte provenait des heures sombres qui avaient suivies la chute du Royaume d'Alkar. Les nouveaux dirigeants peinaient à ramener l'ordre et le calme sur les îles après la disparition du premier Maglien. Ravagées par la guerre, celles-ci étaient un spectacle de mort et de désolation. Ce fut la saison des neiges de l'An 1027 qui vit naître cette histoire.

Dans une maison solitaire du nouveau territoire eylien vivait Nibel dont le cœur en or faisait la richesse des îles alentours. Ses boucles blanches repoussaient les ténèbres des nuits glaciales. Ses mains aussi pâles et froides que la neige réchauffaient pourtant les âmes esseulées. Dite réincarnation d'Oréade, tous l'aimaient et la protégeaient. Car quand les bandits qui, en ce temps-là, écumaient les îles venaient piller les hameaux, Nibel était celle qui les repoussaient. Les Eyliens sous sa protection ne connaissaient ni la souffrance ni la douleur d'une perte. Les malfaiteurs fuyaient Nibel de peur que ses mains réconfortantes ne deviennent les porteuses d'une glace éternelle qui les emporteraient.

Le temps passait et Nibel demeurait intouchée par le temps et les éléments. Ses pieds nus glissaient sur la neige sans souffrir de la morsure du froid. La douceur ne quittait jamais son visage fin même au plus dur de la saison des neiges. Le blizzard s'inclinait sur son passage et le brouillard mortel l'enveloppait dans une robe blanche éthérée.

Quand la nuit tombait, que les volets se fermaient et que les lumières vacillaient, Nibel sortait de chez elle et s'asseyait au bord d'une île d'où pendaient des draperies de feuilles figées dans la glace. Et elle jouait. De son violon s'échappait des notes d'une pureté inégalée. Les mélodies s'élevaient dans les airs et perçaient les ténèbres comme autant des chandelles inextinguibles. La musique s'enroulait autour des maisons alentours et pénétrait dans le cœur des Eyliens endormis. Elle les apaisait, les consolait et leur redonnait la force de lutter. Ceux qui restaient éveillés pour l'entendre s'assoupissaient dès les premières notes. Mais ceux dont le cœur dur ne pouvait supporter la complainte nocturne sombraient dans des ténèbres glacées et plus jamais ne s'éveillaient. Ces nuits, où le violon laissait échapper ses mélodies, furent appelées nuits nibeliennes. Car dans l'enceinte de ce son enchanteur, aucun malheur ne pouvait survenir.

Face à cela, un groupe de malfrats se réunit et complota pour faire tomber celle qu'ils nommaient la sorcière des glaces. Un jeune flutiste du nom de Kárnan fut envoyé auprès de Nibel. Elle l'accueillit dans sa demeure par une nuit de tempête et prit soin de lui. Ce soir-là, le violon resta muet. Trop préoccupée par l'état de son invité blessé par la bise mortelle, Nibel resta à son chevet. Au matin, les Eyliens sous sa protection s'éveillèrent pour trouver leur hameau dévasté. Sans la mélodie de Nibel, la neige s'était emparée des lieux et l'avait plongé dans une gangue glacée. Coincés chez eux, les Eyliens appelèrent Nibel. Celle-ci entendit leurs cris et voulu leur porter assistance. Kárnan, dont le nom en Ancien Langage signifie ''mensonge'', la charma et l'incita à attendre le couvert de la nuit et de jouer, comme à son habitude, la mélodie qui viendrait libérer les villageois. Convaincue par les propos du flutiste dont elle croyait avoir le cœur pur, Nibel accepta. Lorsque la nuit vint, elle prit son violon et retourna se poster sur son perchoir. Kárnan la suivit, sa flûte à la main. Mais l'immortelle Nibel baissa sa garde. Car si la glace est solide et inébranlable, les flocons de neige sont fragiles et aisément balayés par les vents. Alors que son archet se posait tout juste sur les cordes, Kárnan la poussa du haut de l'île. Prise par surprise, Nibel n'eut pas le temps de déployer ses ailes. Elle s'écrasa sur une île en contrebas et son sang macula la neige blanche de taches rouges givrées.

La Mélodie des Plumes - Tome 1Où les histoires vivent. Découvrez maintenant