Epilogue

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Tout n'était que désolation. Le sol gorgé d'eau s'imprégnait du sang des Eyliens tombés au combat. Une mélasse boueuse et malodorante recouvrait le sol de l'Île des Pierres. Une main sur son flanc ensanglanté, Taël claudiquait sous la pluie torrentielle. Cette eau, il l'avait attendue pendant des lunes. A présent, elle n'avait plus le parfum salvateur du pétrichor mais plutôt l'odeur métallique du sang frais. Avait-il vraiment fallut en arriver là ?

Autour de lui, des dizaines de corps gisaient. Hommes, femmes et familiers, aucun n'avait été épargné. Un chien empalé sur un pieu achevait de se vider de son sang. Dans sa gueule, une aile arrachée se noyait dans la boue. Deux yoltas plus loin, un Eylien était allongé dans l'herbe, face contre terre, une lance plantée dans l'une de ses ailes. Un díntalla au pelage de sable lui léchait désespérément la joue. Sa langue râpeuse écartait les cheveux trempés de son partenaire. Il finit par se rouler en boule contre la poitrine de l'Eylien dans un long gémissement plaintif. Taël détourna le regard et s'aventura dans un grand espace circulaire dépourvu de corps. Une seule trace de sang apparaissait en son centre. Il ferma les yeux pour ôter de son esprit les images d'horreur qui remontaient à sa conscience.

— Conseiller Taël, que faisons-nous ? l'interrogea un ailé en se posant devant lui.

Il dégoulinait.

— Je ne suis pas un C-, entama-t-il avant de s'interrompre.

L'heure n'était pas aux détails d'appellations.

— Rassemblez les corps, nous les rendrons au vide demain, ordonna-t-il.

— Mêmes les Gardiens de l'Equi-

— Tous.

L'ailé acquiesça et décolla sous la pluie battante. Taël poussa un soupir las. Les Magliens s'étaient contentés de faire partir les combattants avant de s'envoler avec les corps d'Orlyë et d'Elune. Le Maître de l'Esprit, Admar, s'était personnellement chargé de prendre Elune avec lui. Taël ne le connaissait que de vue, mais il lui avait suffi de voir le teint blafard d'Elune et la mine soucieuse d'Admar pour comprendre que tout n'était pas rentré dans l'ordre. Et c'était sans compter l'oiseau d'Elune. Kahen si sa mémoire était correcte. L'histoire se répétait. Il était bien incapable de prédire comment elle s'achèverait.

Son flanc blessé le lança. Taël serra les dents. Sa blessure n'était pas profonde, mais elle nécessiterait des traitements. Il appuya sa paume dessus. Les soigneurs étaient débordés par des cas plus urgents. Il attendrait son tour. Trempé jusqu'aux os, il claudiqua vers la demeure d'Orlyë. L'intérieur ravagé empestait le sang séché. La table à manger s'était brisée sous le poids d'un ailé. Il gisait sur le dos, une vilaine blessure à la nuque. Taël enjamba une Eylienne égorgée et se dirigea vers les escaliers. Derrière lui, ses bottes laissaient des empreintes boueuses sur le sol. Les marches grincèrent sous ses pas. Arrivé sur le palier, il poussa la porte de ce qui ressemblait à un bureau.

La lueur du jour naissant éclairait la pièce d'un éclat orangé. Intouché par la violence de l'assaut, le bureau était comme figé dans le temps. Un peu de poussière recouvrait les étagères. Du matériel pour confectionner des statuettes traînait entre des rouleaux de parchemins. Une légère odeur de brûlé flottait dans les airs. Taël avisa une bougie posée sur le bureau à côté d'un magnifique violon. De la fumée s'élevait de la mèche. De la cire avait coulé sur une lettre coincée dessous. Taël se pencha. L'écriture penchée se faisait de plus en plus brouillonne jusqu'à devenir quasiment illisible. La signature en bas ne laissait aucun doute : Orlyë en était l'auteur. Taël approcha la lettre de la lumière.

28ème jour de la 6ème lune de l'An 4124 du Nouveau Calendrier

Ma douce Ludwygia,

J'ai tant de choses à te dire et si peu de temps. La pleine Lune m'éclaire de ses rayons chaleureux, mais je ne me suis jamais senti aussi seul. Ma tête repose dans la lumière, mais l'obscurité noie mon cœur. Le calme règne sur l'Île des Pierres. L'aube ne va pas tarder. Je la crains comme je l'attends avec impatience.

Je ferais payer les partisans d'Ylkad. Je dois protéger l'héritage d'Istler à tout prix. Avant que l'Entremonde ne l'engloutisse, je lui ai promis d'empêcher la reconstruction de son Artefact. Tant que je serais là, les portails de l'Entremonde demeureront scellés et Admar ne pourra pas recréer le Diamant Primitif. Chère Lud, si depuis tes cieux tu m'observes, va voir Istler et demande-lui. S'il considère que je fais fausse route, qu'il m'envoie un signe. Son signe.

Ma main tremble mais je n'ai pas froid. Ma gorge se serre et s'assèche. Mes pensées toutes entières sont dirigées vers une seule personne : Elune. Elle est ma Nibel et ma Karnán. Elle est cette main douce tendue vers moi, cette lumière dans les ténèbres et cette mélodie calme qui berce mon âme esseulée, mais elle est aussi ce chant mortel qui m'attire vers des rivages incertains. Elle est l'ombre sournoise qui m'entraîne vers les profondeurs. Si je souhaite garder ma promesse, je n'ai d'autre choix que de planter le couteau sacrificiel dans son cœur. Je suis un meurtrier et un tueur de rêves.

Lorsque le temps sera venu, lorsqu'elle se dressera devant moi, saurais-je la regarder dans les yeux et achever la mélodie naissante de son cœur ? Elle te ressemble tellement. Elle a hérité de ton sourire, de ta douceur et de ton goût pour la musique. Il a fallu qu'elle obtienne mon entêtement et mon don. Ce même don qui va lui coûter la vie. Lud, je t'implore à nouveau. Je n'ai aucune envie de voir mourir une deuxième fois la seule chose qui me reste de toi. Si je fais fausse route, demande à Istler de m'envoyer un signe. Je t'en supplie.

Je souhaite juste pouvoir voir Elune continuer de grandir. Je veux la voir prendre confiance en elle et s'épanouir loin de la haine des autres. J'aurais dû lui dire la vérité depuis longtemps. Je voulais simplement partager avec elle ce qui nous a été volé : le temps. Quoi qu'il advienne, sache une chose : je t'aime.

J'aurais aimé avoir plus de temps, mais la nuit s'en va. J'entends déjà la fureur des Eyliens m'environner. La clameur s'élève au loin comme les premières notes d'une symphonie dont j'ai cessé d'être le chef d'orchestre. La baguette est posée sur le pupitre vide. Qui la prendra ? Je m'en vais le découvrir.

Ils arrivent.


A suivre...

La Mélodie des Plumes - Tome 1Où les histoires vivent. Découvrez maintenant