Chapitre 9 Antoine

19 3 4
                                    

J'ai en mémoire ces quelques vers d'un poème de Victor Hugo, romantique, alternant le plaisir de recevoir et de donner. Je souris, nostalgique du moment où je l'avais entre mes bras, couchés contre un arbre dans un champ, et que je pouvais encore lui lire.

« Mon esprit qui sans voile

Vogue au hasard,

Et qui n'a pour étoile

Que ton regard ! »

Ces quatre vers sont les plus beaux que je n'ai jamais lu, bien que je sois un fervent partisan du romantisme et de la poésie, ce sont les seuls qui m'ont marqué au point que je pourrai encore les réciter à mes enfants ou mes petits-enfants. Peut-être ont-ils eu un si grand impact grâce à elle. Ma sœur, ma sœur cadette de 5 ans aimait tant l'amour que je lui lisais chaque jour les textes écrits par les plus grands génies de la langue française. Elle aimait l'amour qu'elle est morte pour lui, ou à cause de lui. Son cœur était si grand, si bienveillant qu'elle ne voyait absolument pas le mal. Le Mal demeurait juste une version du Bien qu'on n'a pas su aimer à cause de différences. Elle s'appelait Jeanne Verneuil, et elle a fabriqué tout ce qu'il y a de positif en moi aujourd'hui. Son visage angélique hantera mon esprit jusqu'à ma mort et même après. Comment pourrait-on oublier sa propre sœur ? Je me souviendrai toute ma vie de ce jour en 1942.

Il faisait une chaleur à mourir, je sens encore l'odeur des parisiens transpirant à grosses gouttes, celle du chocolat fondu, l'odeur infâme du goudron et de la pollution accentuée par les berlines allemandes. Je marchais avec mon père récemment veuf, sans un mot car nous étions en mission. Nous devions faire exploser des entrepôts d'armes ennemis. Mais c'est à ce moment crucial où nous devions passé à l'action, dans un de ces tristes et célèbres fourgons noirs que je l'ai reconnue. Jeanne était là, seule à côté d'un garde, le visage accablé, les yeux vitreux, le teint fade, en quelques jours où nous nous étions pas vus, ma pauvre sœur avait vieilli d'un coup, remuée par la dure réalité de l'époque. Les Occupants l'avaient détruite, en quelques simples journées. Papa l'avait vu lui aussi, et nous étions impuissants, totalement impuissants car tout était de notre faute. C'est nous qui l'avons envoyé à l'abattoir. La famille Verneuil, les Résistants, tous jusqu'à l'arrière-grand-mère. Jeanne a été déportée ainsi, dénoncée très certainement, pour coucher avec un soldat allemand qui a dû se douter qu'elle n'était pas une Collabo.

Aujourd'hui, après presque quatre années sans nouvelle, je me dis que ma sœur a péri là-bas et pour être honnête je préférerais qu'elle soit morte plutôt qu'elle ait survécu aux camps. J'ai lu les rapports et les photos des russes à Auschwitz, celles des américains je ne sais où. Ces horreurs ont été commises par des hommes, qui mangent, qui respirent, qui ont eu des sentiments. J'ai très vite compris quel genre de séquelles survivre à ça pourrait laisser. Jamais plus ils n'auront la faculté de vivre normalement, d'être des gens " normaux " face auxquels on ne s'arrêtait pas dans la rue car ils auraient le visage creux, les pommettes saillantes et des yeux vitreux. Jeanne Verneuil est morte par ma faute pendant cet été radieux de 1942, c'est ainsi.

Je continue ma promenade dans Berlin, toujours accompagné de mon petit poulain que je dois former pendant les deux ou trois prochaines années en territoire occupé. Nous marchons sans un mot au milieu des décombres de la ville, dévastée par les bombardements de la RAF, de la USAAF et de l'aviation russe. J'admire le carnage. Je me demande parfois quel est le but d'avoir saigné à blanc l'Allemagne sachant que tous n'étaient pas nazis, et que tous n'étaient pas forcément d'accord avec Hitler. Nous n'aurions jamais dû faire autant de dégâts. Les Alliés se sont toujours voulus plus justes et plus humains que les fachos allemands, mais ce que nous avons fait dès la fin de la guerre et encore aujourd'hui abaisse notre valeur à la leur.

Revers de Médaille Où les histoires vivent. Découvrez maintenant