Chapitre 36 Elvire

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23 décembre 1948.

Le temps passe, à une lenteur effarante, comme si le Seigneur me forçait à faire quelque chose que je redoute plus que tout. Un face à face final avec mon mari, par rapport à son acte irréfléchi sur Antoine et toute sa haine à l'égard du monde et de lui-même, qui provoque de violents ravages sur notre mariage. Notre si beau mariage pour lequel je me suis battue pendant presque une décennie de ma vie, à n'avoir désiré et aimé que lui même quand son visage devenait flou, à refuser toutes les avances d'une vie saine d'un couple sain, juste dans l'espoir que notre histoire puisse reprendre comme elle s'était finie. Une après-midi d'union pour huit ans de séparation ? Je trouvais ça terriblement injuste, je me demandais pourquoi Dieu nous avait séparés si c'est pour que l'on se retrouve dans de telles conditions, brisés, et incapables de se rétablir. Une partie de moi me chuchote que justement, pour se voir une dernière fois, constater que nous ne sommes plus compatibles, que même si nous devons rester mariés, il est temps de se dire adieu. L'autre me dicte que si le destin nous a remis sur le chemin de l'autre, c'est pour nous inciter à se battre, car tant de souffrances méritent d'être soignées par une personne qu'on aime. Alors oui j'ai peur de lui jeter les quatre vérités au visage, car je sais que l'aboutissement de ce dialogue sera fatidique.

Mais l' aimes-tu sincèrement ? L'aimes-tu comme il y a huit ans ? L'aimes-tu comme quand tu as promis devant Dieu, de le chérir jusqu'à ce que la mort vous sépare ? N'étais-tu pas mieux lorsque tu commençais à croire qu'il avait péri dans les flammes de la guerre ?

Je balaye les idées toxiques de mon cerveau d'un geste de la main, enfermant dans un chiffon les pâtisseries de Noël typiquement allemandes. J'y ai passé les trois quarts de la journée, il est actuellement 14h quand je respire une dernière fois le Bethmännchen de Francfort, et d'autres plats permettant de varier de goût, de texture, et surtout étaler la gastronomie allemande à un soldat français. J'entends des pas à l'entrée, suivis de ruminements.

Rainer.

Je le laisse arriver jusqu'à moi, dépourvue de force pour me confronter à lui. Je ne sais même pas pourquoi il rumine, depuis qu'il sait que je suis rentrée dans la résistance contre les russes, il fait comme si nous n'avions jamais eu de différents, comme si je n'avais jamais été violée et comme s'il n'avait jamais envoyé Antoine se faire torturer.

« Bonjour, mon ange.

– Bonjour, me forcé-je à sourire quand ses lèvres touchèrent ma joue.

– Qu'est-ce que tu nous as préparé de beau ? »

Comprenant très vite qu'il fait allusion au plat enveloppé, j'y pose instinctivement une main dessus. Je ris, un rire terriblement faux à mes oreilles mais qui a l'air plutôt crédible dès que mon mari sourit à son tour.

« J'aime bien quand tu cuisines, ça me rappelle la belle époque, avant tout ça.

– Je... Merci, mais je porte le plat à ta sœur. »

Il ne dit rien et me laisse détaler, encore trop perturbée par cet élan soudain de gentillesse. Cette gentillesse embue tous mes sens, au point que certaines fois, je me demande si c'est vraiment lui qui a envoyé l'homme le plus bienveillant se faire torturer.

Ne lui trouve pas d'excuses.

Mais c'est ton époux quand même !

Les pensées intrusives, le nouveau fléaux des traumatisés de guerre. L'esprit remué, je continue ma route jusqu'au quartier général des français, me remémorant les instructions de Wolf pour aller jusqu'à la petite demeure du Commandant Verneuil. Il vit dans la petite ruelle à gauche.

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