Chapitre 26 Antoine

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1er janvier 1948.

Je n'aurais jamais cru que je resterais aussi longtemps sur le sol allemand, un sol que je m'étais juré de détruire jusqu'à sa dernière particule pour que lui et son peuple souffrent à la même hauteur que ce que j'ai pu souffrir. Cela fait déjà presque trois ans. Il y a trois ans jour pour jour, je me battais corps et âme contre les nazis dans les maquis, tel un barbare avare de sang coulé. Je sens encore l'odeur des cadavres, l'air lourd chargé d'angoisse, la sueur froide sur le visage de mes camarades et des autres, la chair de poule assez féroce pour nous maintenir en vie pour combattre. Les soldats alliés nous considéraient nous aussi comme des partisans de la démocratie bien que nous ne soyons pas armés légalement. Un militaire américain m'a donné l'opportunité de rentrer dans l'armée le premier jour de l'année 1945, sous le commandement direct du Général Pierre Desmond. Tout a tellement changé.

Aujourd'hui, la plupart des personnes avec qui j'ai combattu sont mortes sous les débris d'obus, ou je ne sais tout bonnement pas ce qu'ils sont devenus. Aujourd'hui, je ne suis plus le petit poulain d'un officier supérieur, c'est moi l'officier supérieur, je forme depuis quelques années le jeune Adam qui se plie doucement aux règles de l'armée en terre occupée. J'ai réussi à acquérir une réputation solide et un honneur inébranlable, jamais je n'aurais osé penser une telle chose. Mais ma vie ne se résume pas à l'armée, les jours qui ont suivi la fin de conflit m'ont fait voir toute la misère dans laquelle nous avons plongé l'Allemagne. Je me souviens encore du 8 mai 1945, je marchais dans les rues désertiques de Berlin avec mon Général, notre baluchon sur l'épaule, j'admirais, muet de stupeur le beau carnage face à nous. Je n'arrivais pas à discerner deux maisons, les ruines dominaient l'espace, la ville n'était plus qu'un vaste tas fumant animé de cris douloureux attendant la mort en récompense. A l'heure actuelle, me voilà Commandant à même pas 40 ans, avec un prestige qui aurait rendu fier mon grand-père lui aussi déporté en 1943, mais follement épris.

Désespérément épris d'une femme mariée, qui a été assez fidèle à ses principes pour attendre son mari revenu huit ans après. Je ne vois pas ce qui me raccroche à Elvire, mise à part l'étincelle de regret que je lis dans ses yeux, il n'y a jamais rien eu de concret, ce que nous avons n'a pas d'avenir. Elle est Madame Klein depuis des années, la Mademoiselle Freinhauer qu'elle était a disparu malheureusement avant que je ne la rencontre. Avant elle, je n'ai eu que des petites conquêtes de rien du tout qui ne m'ont pas fait évolué, qui ne m'ont jamais montré le sens des mots " je t'aime ", bien que cette femme ne sera jamais mienne, je l'aime. Je l'aime plus que ce que Rainer pourra l'aimer, je l'aime contre tout ce que les interdictions des codes militaires et nationaux peuvent dire. Je ne peux pas, je n'ai jamais pu et je ne pourrai jamais. J'ai laissé mon cœur diriger ma raison, c'est irresponsable mais qui le remarquerait à part elle et moi ? Qui remarquerait mon amour pour Elvire ? J'ai parfaitement conscience qu'elle est mariée, jamais je ne dépasserai les bornes par respect pour elle, pour son mari, mais avant tout pour mon propre respect. Je ne veux pas être ce genre d'homme amenant les femmes à la tromperie.

Je suis installé sur le toit-terrasse de mon bureau désert à cette période de l'année, mes collègues ayant de la famille ont pris congé pour aller voir leur famille qui a survécu. Ce vide au QG me permet d'inviter Wolfgang, installé à ma droite. Nous écoutons sans mot dire les douze coups de minuits. Comme à chaque année depuis que nous nous connaissons, nous célébrons le 1er janvier à l'allemande d'abord avec des petites cuillères où nous avons déposé des petites plaques de plombs qui prédiraient notre avenir. Puis à la française, par un échange d'étrennes, d'alcool, de discussions amicales. Nous avons échangé de nombreux vœux pour cette nouvelle année, en espérant que cette fois-ci, il y ait moins de drame qu'à l'accoutumée.

« Antoine ?

– Oui Wolfgang ?

– Je sens que Petrovitch prépare un sale coup, cela fait trop de temps qu'il n'a pas agi vous ne trouvez pas ?

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