Chapitre 11 Wolfgang

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Incapable de dire ou de faire quoique ce soit, je me laisse tomber au sol, crachant une quantité de sang anodine. J'essaie de canaliser mes tremblements, ma respiration et la sueur tombant sur mon pantalon troué pour me concentrer face au spectacle en face de moi. Une sacrée tragédie, digne de mon auteur préféré, Racine. Silencieux comme à mon habitude, tel le spectateur de ma propre vie, j'analyse. Elvire, ratatinée sur elle-même, les bras croisés, une jambe qui bouge dans le vide comme pour oublier l'angoisse qui doit lui tirailler l'estomac. Elle reste figée, la tête légèrement penchée, plongée dans les paroles des deux hommes face à elle. Le premier, l'enrobé apparemment dénommé Helmut Manaus, avec ses cheveux courts grisonnants et ses petits yeux de fouines vert jade, dégage une autorité surprenante malgré son opposition aux anciens critères d'aryanité. Il parle avec véhémence, calme et sérénité, maîtrisant chacune de ses paroles. De temps en temps, il mime la conversation avec ses mains pour plus de clarté afin que ma pauvre sœur suive son récit. Le second, un grand maigrelet dégarni, se contente d'être posté à la droite de Manaus, en acquiesçant presque toutes ses phrases prononcées. Il s'arrache les follicules, signe d'une faible estime de soi, se gratte le cou, synonyme encore une fois d'une incapacité à s'affirmer, et de son infériorité à côté de son coéquipier.

Je râle, essayant de faire le moindre bruit possible, je me relève, une main appuyée sur quelques unes de mes côtes fêlées. J'écoute.

« Monsieur Manaus, demande ma sœur, vous avez un lien de parenté avec le général de brigade Karl Manaus ?

– Oui, acquiesce celui-ci, nous étions frères.

– Qu'est-il devenu ?

– Il est mort sur le retour de Stalingrad, c'est bien pour cela qu'il n'a pu tenir sa promesse de venir vous voir.

– Que son âme repose en paix, soupire Elvire en faisant le signe de la Croix. »

Mon esprit vagabonde ailleurs, je les laisse à leur conversation banale sur les conséquences de la guerre. Comme si nous ne savions pas... Je crois que nous sommes bien au courant de ce que ce maudit conflit nous a apporté. Je repense alors à Antoine Verneuil, ce français qui m'a sauvé la vie.

Je me rappelle d'un de ces rudes hivers en janvier. Les Soviets avaient placé les prisonniers en ligne sous les épais flocons de neige, au milieu de la bise glaciale nous fouettant le visage, nous étions à peine vêtus pour affronter l'automne allemand. Je sens encore tout mon corps secoué de spasmes, tremblant de froid, je n'étais pas le seul. Nous étions tous dans le même bateau, transi par le climat terrible. Encore une vengeance de Mère Nature sur l'Allemagne pour avoir ôté la vie à des millions de personnes. Un des officiers qui nous " possédait " avait frappé un détenu, l'avait immobilisé au sol sous sa grosse semelle jusqu'à ce que ce pauvre gars crève de froid, le visage contre terre. Il était tout jeune, sans doute 20 ans maximum, il n'avait rien fait de mal à part claquer des dents trop fort. Une de mes meilleures recrues dans le réseau Elvire... Amen. C'est là que le Français est intervenu, et je ne sais par quel miracle, il m'a sorti de là, m'a amené dans sa bicoque. Il m'a offert un délicieux repas chaud.

« Vous savez ce que c'est que vous mangez Wolfgang ?

Non, avoué-je mort de honte.

C'est une spécialité française, du bœuf bourguignon.

C'est un des meilleurs repas que j'ai mangé depuis des années, ai-je tenté de rire.

La cuisine allemande est excellente également.

Si vous le dites... »

Il m'a expliqué la recette de ce repas, au point que je lui ai demandé s'il était cuisinier ou quelque chose dans le genre.

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