Chapitre 4 Elvire

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J'ai beau m'observer dans le psyché fissuré en plusieurs morceaux, je demeure dans le dégoût, avec cette envie folle d'arracher ce bout de tissu horrible et de pleurer sans jamais m'arrêter. Il y a des années que je ne me suis pas vue dans un quelconque reflet, et aujourd'hui j'en vois les conséquences. Une taille trop fine, des os saillants aux épaules et sur le visage, une peau blanche et terne, des yeux verts plissés par la fatigue avec des cheveux dorés sans aucun volume ni reflet. Je touche du bout des doigts cette robe immonde. Je me décide à sortir pour avoir le verdict de ma mère.

« Tu es magnifique ma fille, s'exclame-t-elle les mains sur la bouche.

- J'en doute.

- Si, Rainer serait là acquiescerait sans l'ombre d'un doute. Mais quel est le but de ce bal dis moi ?

- C'est pour rapprocher les occupants des occupés. »

Elle soupire. Pas plus. Je sais parfaitement ce qu'elle pense, et je reconnais que j'ai bien du mal à croire à la sympathie générale des français. Mais ma mère ne comprend pas que je n'ai pas le choix que de jouer le jeu de la petite allemande, la bonne allemande favorable à toute cette horreur. Je ne peux pas me permettre de jouer les résistantes, je serai seule face à eux. Je ne prendrai jamais le risque de me faire tuer, que ce soit pour Wolf ou pour elle. Je mentirai et serai prête à tout pour qu'on ait le droit à un petit semblant de bonheur après six ans de supplice. Après une étreinte, je me suis décidée à sortir, espérant que je ne croise personne que je connais. Étonnamment, à l'approche des fêtes de Noël, les rues sont légèrement plus vivantes qu'à l'accoutumée, bien plus de sourires illuminent les visages et les paysages en reconstruction.

Je reste sur la place un petit moment, n'étant pas sûre du tout de ce que je m'apprête à faire. Je vais rejoindre un soldat français, devant des allemands, mais je vais rejoindre un soldat français. Alors que je suis presque certaine qu'il ne me l'a pas proposé pour rapprocher nos peuples. Plusieurs soldats passent, me dévisageant, certains sourient et continuent leur route, sans me quitter des yeux.

« Elvire ? »

J'aperçois la petite sœur de Rainer à quelques mètres de là, magnifiquement habillée d'une robe claire mettant ses beaux yeux marrons en valeur ainsi que sa chevelure acajou ondulée. Elle s'approche de moi avec un large sourire, bien trop large pour qu'il soit sincère. Je la serre dans mes bras, cette petite jeune femme que j'ai vu grandir.

« Tu es magnifique Klara.

- Et toi donc ! Le bleu te va à merveille.

- Qu'est-ce que tu fais ici ?

- Je me suis portée volontaire pour aller au bal des français. Un des officiers a dit qu'il devait obligatoirement y avoir un membre de la famille pour contribuer au bonheur de nos chers amis.

- C'est un officier qui t'a invité ?

- Oui, et toi vu ta tenue tu y vas aussi ?

- Oui, un soldat m'y a convié.

- Ils sont tous là pour tirer un coup, rit-elle nerveusement. »

Je n'ai rien dit de plus, ne voulant pas parler d'Antoine à ma belle-sœur. Nous avons marché l'une à côté de l'autre, au milieu des regards jaloux des femmes faibles ayant besoin d'un homme pour sentir puissante, des lucarnes désirantes des soldats ennemis en nous voyant. Je cache un rictus, ayant l'agréable impression que nous sommes comme deux joyaux perdus dans les décombres. Au bout de quelques minutes, on est arrivées devant la salle des fêtes. Quatre murs de bétons neutres décorés d'un drapeau français, implanté au milieu d'une vaste cour de béton où quelques occupants discutent allégrement. Mon regard cherche inévitablement ces deux prunelles grises, mais elles n'y sont pas alors je me contente simplement d'observer les femmes allemandes. Toutes bien habillées, avec de grands sourires, pomponnées avec soin, comme pour oublier ce par quoi nous sommes passées ensemble. Toutes ces souffrances, ces pénuries, ces alertes, ces morts, ces angoisses, ces pertes, nos maris disparus, torturés, jamais rentrés, tout ceci à cause d'un serment d'allégeance éternelle prêté à un moustachu.

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