Chapitre 6 Elvire

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<< Bonne année 1946 ! >>

Quelle hypocrisie. Comment peut-on se souhaiter une bonne année dans ces circonstances ? Ma belle famille et tout ce qu'il reste de la mienne sont réunies dans notre salon de fortune, comme si rien ne s'était passé. Comme si Rainer n'était jamais parti il y a 6 ans, comme si mon père n'était jamais mort, comme si mon frère n'était jamais parti chez les russes se faire torturer. Comme si nos familles n'avaient jamais été détruites...

Nous trinquons à l'amour, à la santé et en priorité, à la paix. Nos verres s'entrechoquent, nos regards se croisent et je suppose que chacun pense à sa vie d'avant la guerre. Je cache un sourire de nostalgie, revoyant le jour de l'An 1938. Tout était tellement parfait, qu'à regarder aujourd'hui, cela semble lointain, comme une époque révolue qui n'est même pas imaginable pour le cerveau humain. Les Freinhauer et les Klein étaient réunis dans un chalet en Bavière, sous les épais flocons de neige. Nous demeurions assis autour du feu, Rainer était là lui aussi. Je ferme les yeux, revoyant ses prunelles hypnotisables, son si beau sourire, ses cheveux reflétant d'or à la lueur des flammes. Wolf faisait un concours de celui qui mangerait le plus de choucroute avec mon beau-père. Je n'étais pas la même femme, personne n'était le même. Personne n'aurait pu se douter qu'une guerre comme celle-ci nous tomberait dessus, nous arrachant tout ce qu'on aime le plus.

Aujourd'hui, huit années après, célébrer une autre qui suit n'a plus du tout la même saveur. Je bois un autre verre, accoudée à la fenêtre, observant d'un œil la vie berlinoise et de l'autre la vie familiale. Klara, assise sur un fauteuil m'offre un sourire, sachant très bien à quoi, ou plutôt à qui je pense. Mes beaux-parents et ma mère discutent allègrement, du temps d'avant. Mon frère me manque tellement. Beaucoup de personnes me manque mais la personne qui me manque le plus c'est lui. Il est parti chez les russes il y a des mois, alors bien qu'Antoine me donne de ses nouvelles dès que je le vois, l'absence de mon cadet creuse un énorme vide.

« Elvire ? M'interrompt ma mère.

- Oui ?

- Viens nous partager tes résolutions. »

Je reviens donc dans la pièce où tout ce beau monde est réuni. Je n'ai aucune résolution en tête, rien ne me vient que je n'ai jamais réussi à accomplir en 28 ans d'existence et qu'il me faille cette année 1946 pour le faire. J'écoute les leur. Remplies de volonté de paix, de joie, d'amour, de tolérance. Aucune ne mentionne Rainer, ni Wolf.

« Alors les tiennes résolutions ma fille ?

- Celles de retrouver mon frère et d'être enfin réellement heureuse. Je dirai aussi vivre pour moi, arrêter de craindre ce que les autres pourraient penser de moi à cause de qui je fréquente.

- Et ben, soupire Klara avec un petit sourire. J'espère que Rainer reviendra un jour si quelqu'un le croit ici ! »

Je me décide à sortir, ramassant tous mes papiers au cas où un soldat me retiendrait. Je laisse tous les invités, leur répétant que j'ai un infini besoin de me retrouver seule. Seule face à moi-même, face à ce que je ressens, face à qui j'étais, qui je suis et qui je deviendrai. Elvire face à Elvire, sans personne pour me juger, m'influencer, me manipuler pour convenir aux normes de cette nouvelle société. Je déambule, croisant quelques vieilles dames n'ayant que la force de me sourire poliment, je croise aussi une mère avec deux petits larmoyants dans ses bras, deux cadavres morts sous des décombres, les yeux encore grands ouverts.

Je peine à ne pas verser une larme face à tant d'horreurs, comment les autorités peuvent-elles laisser faire de telles choses ? Je continue mon avancée, la gorge serrée, voulant offrir mon aide à toutes ces victimes étalées sur le bas côté, moquées et humiliées par des soldats français trop grisés.

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