Chapitre 21 Wolfgang

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J'ai tout fait pour éviter une confrontation avec Rainer depuis son retour, mais rien n'y a fait. Il est rentré depuis plus de deux semaines, et par la volonté matriarcale de ma sœur et notre génitrice, elle a réussi à nous laisser seuls un bon moment à la maison. Qu'est-ce que je peux dire à un homme que je n'ai pas revu depuis quasi une décennie ? Je suis levé depuis environ deux heures, je griffonne quelques croquis sur le papier d'une lettre installé sur le sofa rempli de ferraille pour évacuer ces nerfs perpétuels qui me rongent depuis que j'ai été affranchi par Antoine. Au bout d'un petit moment, j'observe la forme qu'ont pris les lignes tracées. Je n'y vois que de la noirceur, un tunnel obscur et au fond du papier gît un faisceau de lumière. Si seulement la lumière pouvait éclairer tout le tunnel et ne plus en être qu'une extrémité. Cela arrangerait tout le monde...

Je m'arrête soudainement, pensant à mes activités avec mon sauveur français. Tous les deux, en se rendant régulièrement à Mitte, nous avons réussi à reformer un réseau de résistance beaucoup plus influent que le premier. Nous essayons de lutter contre les manières trop violentes des Soviétiques envers les allemands et autres prisonniers. Les Droits de l'Homme et du Citoyen doivent être respectés, peu importe ce qu'il a pu se passer. Si tout le monde traiterait les prisonniers aussi sauvagement que les Russes, c'est que personne n'a tiré de leçon des six années de guerre. On arrive à faire la misère aux groupes de Petrovitch, ils ne savent plus comment s'y prendre pour soumettre les allemands. Petit à petit, tous les prisonniers se soulèvent, et par les repas qu'on leur apporte en cachette, ils trouvent la force de renvoyer les coups aux oppresseurs. C'est jouissif, après avoir été malmené comme un chien d'aider mes frères de sang à s'affranchir par eux-mêmes. Le seul point négatif, c'est qu'Antoine et moi devons nous tenir prêt à affronter le Capitaine russe à tout moment. Bien qu'il ne soit pas des plus intelligents, il est parfaitement au courant que je suis à l'origine de ces soulèvements dans les groupes de travaux forcés à Mitte.

Le sol en bois craque derrière moi. Mon estomac se serre à l'idée de devoir me confronter à mon beau-frère huit ans après. Tout a trop changé, et j'ai l'impression qu'Elvire se comporte comme si tout était pareil. Je me retourne. Il avance vers moi d'un pas lent et assuré, je l'observe. Sa haute stature fine, élancée, aussi souple que celle d'un félin, son teint pâle, ses yeux verts luisant d'une étincelle inhumaine. Je discerne de plus en plus les dizaines de striures violacées lui recouvrant le visage, les scarifications sur ses lèvres et les os saillants de son crâne lui donnant l'air d'un moribond. Malgré ma réticence, je ne peux m'empêcher d'éprouver le strict minimum de compassion à son égard. Car je comprends, il n'aura pas besoin de me faire son récit pendant huit ans. Je sais ce qu'il s'est passé, je sais ce qu'il a vécu parce que nous l'avons vécu tous les deux. On sait autant l'un que l'autre à quel point les extrémités d'un chat à neuf queues peut être douloureux, ou comment marcher après s'être fait battre comme un chien s'avère difficile. Lui aussi me regarde, il sait que j'ai vécu la même chose que lui, je le vois à sa pomme d'Adam qui remue et ses yeux emplis de sympathie.

Et oui... Ton petit Wolf n'est plus si petit depuis huit ans.

Nous nous faisons face, moi confortablement installé sur le canapé et lui debout, tous les deux dans un profond malaise. Notre vie a été tellement similaire qu'il ne nous reste rien à dire.

« Wolf, tu es devenu un sacré homme. »

Je reste assez surpris face à sa remarque, je m'attendais à tout sauf à ce genre de phrase venant de sa part. Je me rappelle d'un Rainer fier, légèrement égocentrique et arrogant, qui ne jurait que par la puissance du Reich, en considérant tout juste son épouse, ses amis ou sa famille. Il ne disait jamais directement quelque chose pour nous flatter, il passait toujours par des petites piques pour nous complimenter, ou il ne disait rien. On le sentait juste à l'éclat de ses yeux qu'il nous aimait. Rainer m'aimait. Il aimait le petit adolescent tout frêle, inexpérimenté, tourmenté par son propre esprit, il aimait pouvoir me protéger, me considérer comme son propre frère. Moi, j'aimais le Rainer qui aurait tout fait pour préserver sa femme, pour la faire sourire, celui qui protégeait sa famille au péril de sa vie. J'admirais l'ancien Rainer qui était loyal à ceux qui le méritaient vraiment, celui qui nous aurait jamais laissé tomber, celui qui ne serait jamais parti huit ans mais qui se serait battu comme le lion qu'il était pour retrouver son épouse ne serait-ce que pour quelques minutes.

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