À la table des rats

5 1 0
                                    

Sordide ! Cet endroit est une abjection, tout comme le traitement que nous subissons. Ma foi, à force de vous railler, sans doute le vent a-t-il tourné ? Voilà peut-être ce que vous pensez. Mais dîtes-moi, vous les familiers de ces geôles, c'est là que votre science nous serait enfin utile...

– Il arrive, il arrive... prophétise un des doyens du cachot.
– On l'sait, ta gueule ! l'envoie balader un autre, désabusé.

S'ensuit un calme aussi pesant et irritant que le précédent. Pas de doute, ce dingue se remettra à divaguer et son acolyte le grondera tout autant. Mais pour l'instant, ce sont les rongeurs qui mènent la danse, nous submergeant de leurs stridents chicotements. Leurs maigres pattes réveillent les clapotis de l'eau qui stagne à nos pieds. Ils courent partout, nous invitant à leur table et plus encore, si d'aventure l'un de nous venait à y passer...

Heureusement pour vous, un maigre filet de lumière se distingue, qui tape à l'endroit même où je vous écris. Sa seigneurie – cet incroyable jean-foutre – a eu la décence de me laisser mes notes et ma plume. Il veut que j'écrive, cultive ce mince espoir de me voir abdiquer. Qu'il se le colle où je pense, n'êtes-vous pas d'accord ? Ah, je vous retrouve !

En attendant, le temps est long, indifférent et monotone dans cette triste prison. J'aimerais dire qu'elle est semblable aux autres, mais qu'en sais-je ? À vous de me le confirmer. Vous aimeriez que je vous fasse le tour du propriétaire ? Ça se tient, allons-y !

Voici donc un studio aux dimensions tout à faire correctes, la salle de vie s'étendant sur cinq bon mètres par trois. Et le tout en pierre, oui messieurs ! Notez que la fraîcheur est conservée en été. En hiver aussi, bref poursuivons... Niveau luminosité, admirez cette façade orientée plein sud, ce qui vous octroiera un ensoleillement presque constant. Il n'y a qu'une fine meurtrière d'où s'échappe la lumière ? Certes, mais vous y gagnerez en intimité. L'accès à l'eau est une des grandes qualités de ce logement, car vous n'aurez qu'à vous baisser pour y goûter ou vous laver. Est-elle potable ? Je ne m'y risquerai pas. Maintenant... Vous cherchez ce petit quelque-chose, cet atout qui le distinguerait des autres ? Eh bien, en premier lieu je ferais remarquer que les animaux de toutes sortes y sont acceptés. Et sans aucune limite. Oui, c'est aussi le cas des convives, je vois que vous êtes observateurs. Une quinzaine aujourd'hui, mais en tassant bien, le double est tout à fait atteignable. Imaginez les soirées d'enfer que vous pourriez organiser ! Et nul ne viendra vous chicaner pour le bruit, en fait, personne ne vous entendra... Pour finir, j'admets que c'est un non meublé, mais voilà une offre qui défie toute concurrence : Il vous est offert gracieusement et pour une durée indéterminée ! Le propriétaire s'engage même à vous héberger ad vitam æternam. Alors, vous signez ?

– Vous, il arrive... me fixe notre phénomène de son seul œil valide.
– Ferme-la !

Juste après, la porte s'ouvre. Deux gardes se dévoilent alors et, sans ambages, me saisissent avant de me conduire dans une pièce toute aussi miteuse. Ah, cette fois, je reconnais une salle d'interrogatoire, à cette exception près qu'il n'y a qu'un seul et unique siège, auquel je ne tarde pas à être attaché. Mes deux geôliers partis, je me retrouve seul un instant, attendant dans le noir que ne se dévoile le Credas pour une nouvelle série de questions. Raté, c'est un tout autre personnage que je découvre. Armé d'un bon embonpoint, couvert d'un tablier brun aux tâches persistantes, je crois ne pas me tromper en lui reconnaissant le titre de tortionnaire. C'est malheureusement dans la souffrance que j'en ai rapidement la confirmation.

Le premier coup fait augure de présentation. Il réveille, chagrine gentiment mon arcade et laisse présager d'une entrevue ô combien désagréable. Les suivants sont en revanche nettement plus pernicieux. Certainement parce que l'effet de surprise est retombé et que j'anticipe désormais la douleur inhérente à chaque impact. Le sang fait bientôt son apparition et macule un peu plus le cuir de mon bourreau, sans toutefois le troubler plus que ça. Il persévère, se donne corps et âme à sa tâche et, alors que je commence à m'habituer, que le tam-tam de ses poings s'invite dans une funeste routine, il déguerpit sans demander son reste. Plongé dans la torpeur, je mets quelques secondes à m'en apercevoir. Ma foi, ce type connaît bien son boulot, il s'est arrêté au moment où les sensations déclinaient. Elles se manifesteront d'autant plus vigoureusement lors de la séance de rappel. Comment puis-je l'affirmer ? C'est que, bien malgré moi, j'en ai connu des rossées et vous le sauriez si vous étiez plus attentifs !

La Compagnie d'AectorOù les histoires vivent. Découvrez maintenant