Pff, quelle aventure ! Vous y comprenez quelque-chose ? À cet instant, je dois le reconnaître, j'étais tout à fait perdu. Le départ précipité d'Aector, la disparition de Sir Allan, puis la métamorphose de Majora en Aelenor, suivie de son sanguinolent duel avec Réva. Cela méritait quelques éclaircissements, non ? Et vous pensez les avoir maintenant, en plein milieu de notre conclusion ? Vous vous fourez le doigt dans l'œil, mes amis ! Oh non, ne me dîtes pas que je vous ai vexé... Bon, j'imagine qu'un effort n'est pas tout à fait hors de portée. Notez le geste et reprenons là où nous en étions. À moi de dénicher cette parenthèse...
Je crois que ce sera au détour de ce couloir, que nous empruntons Aelenor et moi. Après plusieurs minutes à cogiter, je me lance enfin :
– Cette histoire de Silhouette, c'était vrai ou un autre de tes mensonges ?
– Un mensonge, je n'appellerai pas ça comme ça, décline-t-elle. Il fallait bien que je trouve une parade à tes questions. Tu n'aurais jamais cru que j'adorais être recouverte de la tête aux pieds. Qui aimerait ça, d'ailleurs ? Pour ce qui est du reste, en revanche, c'est mon avis que je t'ai donné.
– C'est-à-dire ?
– Je suis convaincue qu'il faut défendre la diversité de notre Continent, éclaire-t-elle ma lanterne.
– Parfait, alors ne traînons pas et allons régler son compte au Parjure !
– Tu crois sincèrement que ça ira mieux alors ? m'interrompt-elle, m'agrippant par le bras.
– Que fais-tu ? rouspétè-je. Il n'y a pas de temps à perdre.
– Si cela peut éviter une bévue, mieux vaut s'arrêter un court moment et réfléchir.Je la fixe d'un air – je le concède – rustre. Moi aussi, j'aimerais que l'horloge s'arrête et nous offre un répit pour discuter. Il y a tant à dire, surtout la concernant. Au fond de moi, j'ai cette impression d'une fuite en avant, sans pouvoir contrôler la chute qui en découlera inévitablement. Les minutes s'égrènent néanmoins et il n'est pas temps de niaiser. Aector se trouve seul face à notre plus grand ennemi. Toute mon attention doit lui être portée, en dépit des nombreuses sources de distraction.
– Encore une fois, tu n'en fais qu'à ta tête, me sermonne-t-elle. Tu penses aider tes congénères en reprenant le trône et en le livrant à Aector, mais qu'en est-il vraiment ? T'es-tu un jour demandé si tu étais le gentil ou le méchant de ton aventure ?
– Je vois que mon image est toujours aussi flatteuse à tes yeux... soupirè-je.
– Oh, je ne parle pas d'Aëmys en particulier, mais de la cause que tu sers, me rouspète-t-elle. L'individu qui me fait face n'est plus celui que j'ai quitté, c'est évident. Tu as grandi. En revanche, tes convictions restent identiques. La race humaine est supérieure aux autres, tu es incapable de te passer de ce prisme.
– Mais pourquoi dis-tu ça et quel intérêt à ce monologue à cet instant précis ? Ne vois-tu pas que nous sommes pressés ?
– Pourquoi ? Tout simplement parce que ce que j'ai à te dire revêt la plus haute importance. As-tu déjà rencontré un orc ?
– Oui, pas plus tard qu'il y a trois minutes, quand l'un d'eux s'est jeté sur moi pour m'étriper...
– En dehors de toute circonstance guerrière, je veux dire, s'agace-t-elle.
– Dans ce cas, non, mais j'ignorais même qu'il y avait d'autres circonstances possibles avec ces bêtes.
– C'est bien là le hic de toute ta réflexion...
– Et en quoi ? Tu vas maintenant me dire que ces agréables golgoths sont des êtres incompris, que s'ils nous tuent et pillent nos campagnes depuis des décennies, c'est que leurs petits cœurs souffrent ? Attends, laisse-moi deviner, la devancè-je avant qu'elle ne puisse répondre, c'est de ma faute. C'est mon spécisme, mon arrogance typiquement humaine. Cette lutte incessante, ce vacarme guerrier, tout cela est uniquement de mon fait, je me trompe ?
– Ce que tu peux être idiot quand tu t'y mets, souffle-t-elle. Là-dessus, tu n'as pas évolué en tout cas.Je hausse les épaules de dépit. Vous ne trouvez pas cela grotesque, vous ? Nous voilà arrivés au terme de notre histoire, à une poignée de pas seulement de son dénouement, et c'est ce moment fatidique que choisit cette ingénue pour renverser la table. Non mais vraiment, les femmes ! Ah, je vois que vous n'êtes pas tout à fait insensible à cette pique. Pour sûr, on pourrait déblatérer à ce sujet. Mais justement, ce n'est point le nôtre. Alors cessons de nous éparpiller, hein !
– Peux-tu envisager que la haine que tu leur voues n'est rien d'autre qu'une forme de rejet de toutes tes responsabilités ? revient-elle justement à la charge.
– Et depuis quand verses-tu dans la psychologie ?
– Oh, je dirais depuis que tu es entré dans ma vie. C'est le strict minimum pour te cerner. Maintenant, cesse de faire l'enfant et écoute-moi pour une fois. N'as-tu pas fait le rapprochement ? Car moi, oui. Tu as tout perdu, ton univers s'est écroulé à peu de choses près quand le royaume est tombé. Ta renommée, ton inspiration, moi, tout cela t'a fui au même moment. Et c'est quand les orcs se sont élancés sur nos terres. Voilà la raison de ta rancœur. Tu en as fait le bouc émissaire de tes années d'errance. Et tu crois qu'en les chassant de ton existence, tout redeviendra comme avant. Au risque de te décevoir, ce ne sera pas le cas. C'est toi et personne d'autre qui as causé ta ruine. Quand tu le comprendras enfin, tu découvriras alors qu'il existe un pan entier de monde derrière le voile que tu as drapé devant tes yeux.
– Belle logorrhée, comme d'habitude, admettè-je, mais qui souffre néanmoins d'une faille.
– Laquelle ?
– Les orcs sont nos ennemis de toujours. Ils l'étaient avant que je naisse et le seront bien après ma mort. Et ça, tu ne peux rien arguer contre, si ?
– C'est donc que tu ne me connais pas, balance-t-elle alors. Et moi non plus. Je te croyais friand de frissons, tu serais un vulgaire poltron ? Ton livre, n'est-ce là qu'un banal journal de marche sans but ni fondement, ou une œuvre qui changera la face du monde, comme tu l'as toujours clamé haut et fort ? À la fin, que retiendra-t-on de toi ? Que tu n'étais qu'un conformiste incapable de casser les codes ou, au contraire, un révolutionnaire qui aura bouleversé son univers ? Les orcs, continue-t-elle, ne sont pas plus différents de nous que toi de moi. Tu les trouves laids, ne leur connais aucune culture, les crois sans âme. C'est uniquement parce que tu ignores tout d'eux. Les elfes ont eu le même a priori à votre débarquement. Et puis, nous nous sommes habitués à votre ostentatoire présence. Mais ces êtres hideux et belliqueux, ô combien étrangers à nos coutumes, personne n'a envie de s'en accommoder. Il est plus simple de les juger que de s'y intéresser. Car alors, nous apprendrions qu'ils vivent eux aussi en communautés et qu'ils chérissent plus encore que nos peuples le sol qui les a vu naître. C'est cette raison, plus que toute autre, qui a fait qu'ils se sont tant jetés sur vos frontières, et qui les rend, aujourd'hui, curieusement plus calmes. La Cité Noire est leur bastion, le fief sur lequel ils se sont fédérés et la terre de tous leurs ancêtres. L'abandonner serait pour eux la pire des infamies. Tu sais maintenant ce qu'il en est. Ta quête ne peut avoir pour résultat qu'un nouveau et perpétuel bain de sang. Les hommes sont parés à la guerre, les orcs aussi. Tous n'attendent qu'une chose, que la braise soit ravivée pour que le brasier redémarre. L'incendie qui s'ensuivra, lui, n'aura qu'un responsable. Toi.Que rétorquer ? Je pourrais m'indigner. Me voilà une fois encore placé sur le banc des accusés ! M'attrister. Est-ce là ce qu'elle pense de moi ? Au contraire, me glorifier. Tout ce pouvoir entre mes lignes ! Et vous, quelle réaction serait la vôtre ? Tout un panel d'émotions s'offre à vous, florilège vous autorisant le nombrilisme le plus abject. Oui, j'ose une fois encore ! Dois-je vous rappeler l'urgence du moment ? À vrai dire, je ne sais que penser de tout ce déballage. Il se peut que j'ai entrepris cette aventure pour rien. Partagez-vous cet avis ? Mon cerveau bout, tandis que s'y opposent mille opinions. Il faudra bien que je tranche. Pour l'heure, l'essentiel est surtout que je retrouve Aector. C'est ensemble que nous avons commencé, il est donc plus que logique que nous finissions en nous retrouvant...
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La Compagnie d'Aector
FantasíaJe vous salue tous humblement, vils voleurs, voyeurs et autres rebuts de notre royaume étêté. Je vous mets en garde, vous ne devriez pas lire ce journal, celui de votre illustre serviteur, j'ai nommé le grand Aëmys. L'avoir dérobé vous en coûtera la...