J'ai eu le temps de me lever, de traverser la pièce en zigzaguant pour éviter tous les licheurs du coin, puis de m'installer avec fort bruit devant son altesse bierreuse, que celle-ci n'a toujours pas esquissé la plus petite réaction. Je le regarde pourtant fixement, mais il semble aussi éveillé qu'une belle-de-nuit un lendemain de fête de la colonisation. Peut-être songe-t-il à l'une d'elles après tout, à leurs courbes charnues si envoûtantes... ? Pardon, je digresse encore.
Si l'on enlève la disgrâce de ses traits déformés par l'alcool, il se tient devant moi un authentique esthète. Je ne suis pourtant pas de ceux que la verge intéresse, loin de là ! J'irai même jusqu'à dire que ces gitons me révulsent. Quel piètre dégoût m'insuffle la simple idée de les imaginer ensemble. Et dire qu'ils fuient le galbe d'une délicieuse poitrine... Cela me laisse complètement coi. Mais, en attendant, ce preux chevalier aviné représente fièrement ce qu'est la beauté masculine, ce qu'est un homme, un vrai ! Et non une de ces lopettes d'elfe.
Bon, cela fait une bonne minute que je suis assis face à lui et il n'a toujours pas sourcillé. À croire que je suis invisible. Moi ?! Pourtant, la main que je dresse devant ses yeux vitreux est on ne peut plus réelle. C'est que cette bière doit être bonne ! Certainement un de ces breuvages nains, dont seuls eux détiennent la recette. Allez, pour une fois, je ne vais pas les dénigrer. Je dois même admettre que pour oublier, il n'y a rien de mieux. Et, il faut lui reconnaître une chose à ce pâle ivrogne, c'est qu'il en a bien besoin. Du moins, avant que je n'arrive, évidemment ! De son sauveur, il faudra bien qu'il conserve le souvenir...
Vu que nous avons le temps, semble-t-il, je vais en profiter pour vous décrire un tant soit peu le bonhomme. Commençons par le commencement, il se nomme Aector et il s'agit sans doute du dernier espoir de la cause humaine en les terres d'Orquécide. C'est dire à quel point on est mal partis et quel poids repose sur mes frêles épaules ! Pourtant, il n'a pas toujours été si lamentable. Ses tempes grisonnantes témoignent même d'un passé glorieux, dont les exploits ne se limitaient pas, alors, à vider une pinte plus vite qu'elle ne fût servie. Il était fier et admirable notre regretté ancien héritier au trône. Ce n'était pas une vulgaire mare jaunâtre qui se reflétait dans ses yeux, mais l'océan saphir de nos besoins. Et à l'époque, nombreux étaient ceux qui auraient sacrifié leur vie pour la sienne, qui aujourd'hui ne le saluent même plus. Je vais vous dire, il était à ce point reconnu, que son allure martiale et, notamment, sa barbe Van Dyke constituaient le nec plus ultra de la mode dans le Royaume d'Orquécide. On se blondissait même pour lui ressembler, marchandant avec ces vils elfes pour obtenir leurs nauséabonds onguents. Mais aujourd'hui, n'est plus présent devant moi qu'un chevalier usé, dissimulé derrière une toison épaisse de poils hirsutes. Pour le Credan, il...
– T'es qui, toiiii ? m'interrompt-il enfin.
Je dois avouer que son intervention est inopportune. Je n'avais même pas terminé son portrait... Rahh, je ne vais pas faire le difficile, hein !
– Eh bien, heureux que vous m'ayez enfin distingué ! Je suis le célèbre Aëmys, conteur et barde de ces contrées inhospitalières et d'Orquéci...
– Oh, feeeeerme la ! J'connais aucun Aëm-j'sais-pas-quoi... Et j'veux suuuurtout pas enten... entendre parler de cet endroit, mais alors duuuu touuuuu...Et le voilà qui s'écroule à nouveau sur la table, tel une ancre sur le fond d'une rivière peu profonde. Cela m'offre, au moins, la possibilité d'achever mes présentations. Après quoi je lui ferai une petite démonstration d'un barde en colère. Non mais quel culot de m'écourter ainsi ! Et il ose prétendre qu'il ne me connaît pas ? Eh bien, je vous le dis, nous sommes tombés bien bas ! Enfin moi, car vous n'avez jamais vraiment rehaussé le niveau...
J'imagine que le terme de Credan ne vous est pas totalement étranger. Enfin, je l'espère... Bon, prenons en compte que vous êtes de parfaits ignares – ce qui ne sera pas très compliqué, je l'admets – et essayons de combler ensemble le trou béant de vos connaissances.
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La Compagnie d'Aector
FantasyJe vous salue tous humblement, vils voleurs, voyeurs et autres rebuts de notre royaume étêté. Je vous mets en garde, vous ne devriez pas lire ce journal, celui de votre illustre serviteur, j'ai nommé le grand Aëmys. L'avoir dérobé vous en coûtera la...