Le grand rendez-vous

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Ça y est, nous y voilà ! Il aura fallu plusieurs mois, quelques centaines de pages, une poignée de recrues et une dernière porte, mais nous y sommes arrivés, à cet instant fatidique. Je pourrais vous le travestir, créer un scénario ad hoc pour vous l'embellir ou l'assombrir, selon. Il me serait tout à fait possible de le changer à mon avantage, pour que vous vous rangiez de mon côté. Est-ce que cela a un quelconque intérêt ? Je ne crois pas. Il est préférable de le divulguer tel qu'il s'est réellement déroulé, sans fard ni blabla. Car alors, vous comprendrez. À défaut, vous vous ferez votre propre opinion, maintenant que vous êtes suffisamment éduqués pour en avoir une.

C'est sur une impressionnante terrasse, cavité creusée à même la roche donnant sur un vaste parterre au nord, que se conclue notre histoire. La salle du trône si je ne m'abuse, lequel offre à son possesseur une vue panoramique aussi éblouissante que vertigineuse. Dans la nuit, l'obscurité y est prégnante, timidement chassée par quelques candélabres aux flammes vacillantes. Le sol y est irrégulier, à l'instar des murs, parois taillées par une multitude de pioches naines. Au-dessus, pesant sur notre conciliabule, des milliers de tonnes de montagne nous ramènent à notre faible condition et au destin qui nous attend tous inévitablement. Et au-delà, fermant cette cage, le parapet de fortune nous sépare de l'abîme et d'une chute de plusieurs centaines de mètres. Ceci, vous l'aurez compris, sera notre terrain de jeu.

Lorsque nous arrivons, Aelenor et moi, les dés semblent déjà lancés. Ça m'embête de l'admettre, mais nous sommes les derniers. La faute à qui, hein ? Ne lui avais-je pas dit que nous étions pressés ? À quelques pas de nous, se tiennent Fìnael et Yoruk. Par chance, il ne leur est rien arrivé ! À l'opposé, c'est Aector qui se dresse, la Lame du Nord déjà tirée et le poing crispé dessus. Et au centre, dans le giron de son majestueux fauteuil, le Parjure nous tourne le dos, accompagné d'une élégante dame accrochée à son poignet. Je vous les décrirais bien, elle et lui, mais cela nuirait au rythme du récit. Nous avons déjà suffisamment bavassé. Laissons faire les autres et pitié, ne râlez pas, il y aura une séance de rattrapage. Il y en a toujours une...

– Il ne suffisait donc pas que tu me poignardes dans le dos, grince des dents l'ancien Credan, tu t'es aussi adjugé mon épouse !
– Si tu crois que je te l'ai volée, c'est que tu es encore bien loin du compte, mon ami, lui répond le roi, d'une voix étonnamment calme et posée.
– Comment oses-tu m'appeler ainsi ?! Après les crimes que tu as commis, ta trahison et cette dernière félonie dont tu te rends coupable. Et toi, Adria, ma femme, je n'ai même plus de mot. Je suis venu à ton secours, je faisais les pires songes concernant ta captivité. Je t'ai cru morte, t'ai même cherchée dans notre château. Et qu'y ai-je découvert ? La tombe de notre fils. Santo est mort là-bas, pour défendre l'honneur et les idéaux de son père bafoué. Pendant que sa mère... Est-ce toi qui l'as condamné à mort ? As-tu renié ta descendance pour assurer ta survie ? Sache que je préférerais encore ça que de te savoir épris de cet énergumène... Et depuis combien de temps ? Non, ne me dis pas que... Tout s'éclaire enfin... Je crevais dans la fange, que tu l'accueillais déjà dans notre couche.
– As-tu fini ? s'interpose finalement le Parjure. Vas-tu un jour réaliser que tout cela est de ta faute ? Tu avais tout pour toi, je peux en témoigner, car je te jalousais à l'époque. Tu n'imagines pas à quel point j'ai été honoré d'être choisi pour devenir ton disciple. Te rappelles-tu de moi, lorsque je suis entré à ton service ? Mes yeux s'illuminaient d'admiration. Le grand Aector ! Tu avais tout pour toi. Bel homme, une épouse magnifique, de splendides enfants, un château impressionnant, une solide carrière derrière toi et un avenir tout tracé. Qui n'aurait pas aimé être toi ?
– Est-ce donc cela ? s'offusque notre comparse. Une banale convoitise ?
– Jamais de la vie ! Je serais mort pour toi et pour cette noblesse que tu incarnais. Mais j'ai assez vite découvert l'envers de ce tableau magnifique. Ce qui ne se voyait qu'à travers les coups de pinceaux.
– Épargne-moi les métaphores, j'ai eu mon quotas durant mon périple, balance-t-il et je sais qu'il parle de moi.
– Tu étais si obnubilé par ta quête du pouvoir que tu en as oublié tes proches, poursuit-il comme si de rien n'était. Ta femme, en premier lieu, que tu ne voyais presque jamais. Tes enfants, ensuite, qui ont grandi avec pour seule image de leur père le tableau qui ornait le salon de tes appartements. Tes sujets également, lesquels mouraient par dizaines à chacune de tes excursions. Mais tout cela valait le coup. Moi-même, j'en étais convaincu. Car le mal était repoussé à chaque fois. Les hordes orcs se fracassaient sur ta ligne de défense encore et toujours. Tu étais un héros. Peu nous importait alors les sacrifices consentis, tant que tu nous préservais de la barbarie. Mieux, mon amour pour toi n'en était que plus fort, car je savais tout ce à quoi tu te privais pour notre survie et le bien commun. Longtemps, j'ai vécu dans cette illusion. Jusqu'à ce jour où, peut-être t'en souviens-tu, je suis tombé de cheval au cœur de la bataille. Il m'a fallu plus d'une semaine pour rejoindre l'Ultime Barrière. Tu m'as accueilli en me prenant dans tes bras. Et puis, d'une tape dans le dos, tu t'es réjoui de mon retour parmi les vivants. Car je pouvais encore te servir. Comme Carolius, en fait. Mais tous deux nous savions que tu m'estimais davantage. Ce que je ne t'ai pas dit en revanche, c'est que mes soins, je les devais non pas à une quelconque bonne âme du village voisin, mais à la même tribu que nous venions d'écraser.
– Quoi ? Ce sont des orcs qui t'auraient remis sur pied ?
– Et oui, ça a de quoi choquer, n'est-ce pas ? paraît-il s'en amuser. Je te rassure, moi aussi je n'y ai pas cru au premier instant. Lorsque j'ai vu ce golgoth approcher de ma carcasse, j'ai bien cru mon heure arriver. Il faut dire, tes enseignements ne m'avaient pas préparé à pareille aventure. C'est là que j'ai pris conscience de l'envers du décor. Oh, tu n'es pas le seul à blâmer. Tu es un des maillons de cette cotte d'ignorance que l'on nous oblige à revêtir. Mais elle te va si bien, tu la portes depuis si longtemps qu'elle s'est incrustée dans ta peau. Tu as en toi la haine des orcs, elle te caractérise. Voilà pourquoi j'ai préféré taire ma découverte.
– Et qu'était-ce donc ? demande Aelenor, à côté de moi, brisant le silence de notre auditoire.
– Que ces monstres ne le sont pas plus que nous, se tourne-t-il vers ma partenaire. Tout chez eux nous paraît laid et biscornu, mais c'est uniquement parce que nous le voyons de nos yeux d'hommes. Ils ne sont pas plus méprisables que nous. Ils le seraient peut-être moins, à vrai dire. Car ils ne sont ni retors, ni calculateurs. Ils vivent de choses simples.
– Et leur penchant pour la guerre, que dîtes-vous de cela, roi des hommes ? s'enquiert à son tour Yoruk, de sa dure voix.
– Et le vôtre pour l'or et les pierres précieuses, maître nain ?
– Quel rapport ? Cela n'a jamais nui à d'autres races, se défend-il.
– Ah bon ? N'est-ce pas pour cela que ton oncle, le roi Badrian, se bat aujourd'hui farouchement contre les dragons venus du nord ? Ces reptiles que l'on sait tous attirés par les métaux les plus chatoyants. Tous les peuples ont une dominante. Les nains, c'est l'amour de l'or, les hommes, celui de la conquête. Pour les elfes, il s'agit de se sentir supérieur. Les orcs, eux, aiment à se battre. Mais ils sont tout aussi capables de vivre paisiblement. J'en veux pour preuve la concorde qui règne depuis que je les ai laissés se réinstaller ici, chez eux. Y-a-t-il démonstration plus évidente du bien fondé de ma décision ?
– Vous dîtes cela, convaincu d'avoir eu raison, me lancè-je à mon tour. Mais la vérité, c'est que votre propre peuple se retrouve chassé vers la mer, que des milliers d'hommes, de femmes et d'enfants ont péri pour tenter d'endiguer vos hordes folles. Quel argument donnerez-vous pour justifier cela ? Et que nous inventerez-vous face à la désolation de ce royaume autrefois si luxuriant qui s'affiche désormais comme une antichambre des enfers ?
– Je n'aurais pas dit mieux, Aëmys ! me soutient, à l'autre bout de la salle, Aector.
– Aëmys ? Le baron de Karinas en personne ! s'exclame notre hôte. Celui à qui je dois tout ce bazar, car celui-ci s'ennuyait dans sa modeste chaumière. Tu me fais l'honneur de ta présence, noble barde.

La Compagnie d'AectorOù les histoires vivent. Découvrez maintenant