Chapitre 26

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Accoudé au rebord de ma terrasse, je regarde distraitement mes réseaux sociaux sur mon téléphone, tout en fumant une cigarette avec l'autre main. Le petit vent nocturne caresse mon visage, apportant avec lui des bruits d'ambiance de la ville qui ne dort jamais. Les lumières de Canary Wharf brillent comme des étoiles artificielles dans la nuit londonienne. Il est 1 h du matin, et je me sens étrangement détaché de ce monde scintillant en dessous de moi.

Le bruissement lointain des voitures, le son occasionnel d'une sirène de police, et les murmures des gens qui passent en contrebas créent une symphonie urbaine apaisante. Je prends une longue bouffée de ma cigarette, sentant la fumée emplir mes poumons avant de l'expulser lentement dans l'air frais. Je parcours les dernières publications sur Instagram, des photos de voyages, de soirées mondaines, de réussites professionnelles. Tout semble si superficiel, si éloigné de mes préoccupations actuelles.

Je me rends sur le profil de Lina, cherchant à revoir les deux photos qu'elle a postées en fin d'après-midi. La première est un selfie d'elle et de son père, pris dans ce qui semble être une tranchée. Un grand soleil rayonne, tout comme leur sourire sur leur visage, malgré la fatigue visible. Ils sont assis en tailleur à même le sol, leurs fusils d'assaut reposant sur leurs genoux. Le contraste entre la dureté de leur environnement et la chaleur de leurs sourires me touche profondément. Ils sont ensemble, unis dans cette épreuve, et leur force me rend à la fois fier et inquiet.

La deuxième photo est celle de Lina seule. Elle a les deux mains posées sur le haut du manche de sa pelle, son menton reposant sur ses mains et son fusil d'assaut en bandoulière dans le dos. Elle sourit à l'objectif, et bien qu'elle semble heureuse, je me demande si c'est vraiment le cas. Connaissant Lina, je sais qu'elle cache souvent ses véritables sentiments derrière un sourire. Son expression me semble à la fois courageuse et résignée, comme si elle puisait dans une force intérieure pour faire face à une réalité difficile.

Est-ce qu'un jour je vais m'y habituer à son départ ? Est-ce que je vais m'y faire à ces photos de guerre dans mon feed ? Il me semble qu'un jour un philosophe a dit : « L'être humain a la capacité de s'adapter à tout. »

Oui, ce philosophe n'a pas tort, mais s'adapter veut aussi dire accepter. Et je n'ai pas envie d'accepter ceci. Je n'ai pas envie d'accepter que Lina soit si loin, exposée au danger chaque jour. Je n'ai pas envie d'accepter que la guerre fasse partie de notre quotidien, de son quotidien. S'adapter à cette réalité, c'est renoncer à espérer un changement, c'est se résigner à la douleur et à l'absence.

Mais ai-je vraiment le choix ? Lina a décidé pour moi en prenant cette foutue décision. Elle a choisi son combat, et je dois vivre avec cette absence, cette inquiétude constante. Je range mon téléphone et m'aperçois que ma cigarette s'est consumée. Je m'allume donc une autre. Je prends une première bouffée et me mets à pouffer de rire lorsqu'une pensée me traverse l'esprit.

Toutes les femmes de ma vie, à l'exception de ma grand-mère, m'ont lâché un jour. À commencer par ma propre mère. Elle a préféré son travail à son fils. Alors même si nous sommes restés proches en nous appelant régulièrement, il n'empêche qu'elle a toujours fait passer sa carrière avant moi. Jade, la seule dont je suis tombé amoureux, elle m'a lâché, il faut se l'avouer, salement. Et maintenant Lina, mon amie. Certes, une relation ambiguë, mais elle est mon pilier, ça, j'en suis sûr. Elle a préféré partir jouer avec la mort que de rester auprès de moi.

Je commence à me demander si ce n'est pas moi le problème. Pour ma mère, je n'ai pas d'idée, mais peut-être que pour Jade, si je m'étais plus investi dans notre relation au lieu de ma carrière, elle ne m'aurait pas quitté. Peut-être que pour Lina, si je lui avais dit clairement qu'elle était mon monde, elle ne serait pas partie ?

— C'est ridicule, putain.

Je marmonne à moi-même avant d'écraser ma cigarette à moitié fumée dans le cendrier. Avec un soupir, je retourne à l'intérieur. Jade est toujours dans la salle de bain, et je me demande ce qui lui prend autant de temps. Mon esprit commence à s'embrouiller, les pensées se bousculent sans ordre ni logique. Le nœud de tension dans ma nuque s'étend lentement, irradiant vers mes épaules et mon dos.

Mes paupières sont lourdes, l'épuisement physique commence à se faire ressentir. Je m'assieds sur le canapé et ferme les yeux un instant, essayant de trouver un peu de calme dans le tumulte de mes pensées. Les minutes passent, chaque seconde s'étirant, interminable.

Enfin, la porte de la salle de bain s'ouvre et je me redresse légèrement, croisant le regard de Jade. Son visage est impassible, ses yeux scrutent les miens comme si elle cherchait quelque chose, une réponse peut-être. Un silence pesant s'installe entre nous.

Soudain, Jade se mit à parler.

— Je suis désolée.

Je suis pris de court. Je ne comprends pas pourquoi elle s'excuse.

— Désolée pour quoi ?

— Je suis désolée, Valentin, de t'avoir fait souffrir.

Ses mots me surprennent tellement que je ne sais pas quoi dire. Ils résonnent dans la pièce, emplissant l'espace entre nous.

– Jade... — Je commence, mais les mots me manquent. — Je...

Je n'avais pas prévu ce moment, cette confrontation avec le passé. C'est vrai que je l'ai invitée chez moi, certes pour tenir ma parole et l'aider avec son mémoire, mais aussi parce que je ne voulais pas rester seul. Après notre rupture j'ai essayé d'avoir des explications, choses qu'elle ne m'a jamais données. Alors je suis un peu surpris de son besoin de se repentir.

Mais quelque chose en moi a changé. Peut-être que c'est le temps, peut-être que c'est la distance, mais ses excuses ne semble plus aussi cruciales qu'elles l'étaient autrefois. J'avais imaginé ce moment tant de fois, pensé que ça me soulagerait, que ça refermerait une vieille blessure. Et pourtant, là, en face d'elle, je réalise que cela ne m'apporte rien de plus.

Je prends une grande inspiration avant de lui répondre.

— Je te remercie pour tes excuses, Jade. Mais ne te prends pas la tête. J'ai tourné la page depuis, c'est du passé. Je ne t'en veux plus.

Son visage se fige un instant. Elle détourne le regard, comme si mes mots avaient percé une bulle d'attente qu'elle avait soigneusement construite. Ses lèvres se pincent légèrement, et une ombre de déception traverse son regard.

— Oh... d'accord. — Sa voix est plus faible, presque un murmure. Elle se frotte nerveusement les mains, un geste que j'identifie comme un signe de malaise.Je ressens une vague de culpabilité. Peut-être que j'ai été trop abrupt, trop direct. Mais avant que je ne puisse dire quoi que ce soit, je prends une grande inspiration et me lève pour briser la tension.

— Viens, allons sur la terrasse, on sera mieux dehors.

Elle acquiesce doucement, et nous nous dirigeons vers la terrasse. Je prends deux bières sans alcool dans le frigo et les apporte dehors. Le petit vent nocturne est frais et apaisant.

Nous nous asseyons l'un en face de l'autre, les lumières de Canary Wharf brillant comme des étoiles artificielles dans la nuit londonienne. Le silence entre nous est moins pesant maintenant. Je pose mon paquet de cigarettes sur la petite table et décapsule la bière de Jade avant de lui tendre.

— Merci. — Dit-elle doucement en prenant la bouteille avec un petit sourire timide.

Nous buvons en silence pendant un moment, écoutant les bruits de la ville en contrebas. Je prends une longue gorgée, essayant de rassembler mes pensées.

– Tu sais, Jade, je veux que tu comprennes quelque chose. Même si j'ai tourné la page et que notre relation appartient au passé, tu as été mon premier amour. Et malgré toute ma bonne volonté pour oublier notre histoire... — Je marque une petite pause, cherchant les mots justes. — Je me suis quand même demandé au fil des années ce que tu devenais. Je... je n'ai jamais réussi a t'effacer de ma mémoire.

Elle acquiesce, prenant une gorgée de sa bière avant de répondre.

— Tu sais, j'ai essayé plusieurs fois de vouloir m'excuser et discuter de notre rupture. Mais quand je me sentis prête à en parler, j'ai su par Chloé que tu te battais contre ton addiction à l'alcool. Alors, je savais que ce n'était pas le bon moment pour toi. Je ne voulais pas te perturber dans ta guérison.

Sa voix tremble légèrement. Elle regarde ses mains, jouant nerveusement avec l'étiquette de la bouteille.

— Plus tard, toujours par Chloé, j'ai appris que tu t'en sortais petit à petit, que tu reprenais goût à la vie et que tu allais de mieux en mieux. Du coup, j'ai préféré garder le silence, de peur de raviver de vieilles blessures en venant te parler.

Je sens un mélange de compréhension et de nostalgie m'envahir. Malgré tout ce qui s'est passé, il est difficile de nier l'impact qu'elle a eu sur ma vie. Je réalise que je me suis trompé sur elle. Pendant des années, j'ai interprété son silence comme de l'indifférence, pensant qu'elle se moquait de la souffrance qu'elle m'avait causée. Dans ma période d'alcoolisme, chaque bouteille vidée amplifiait ma haine et mon sentiment de solitude. Je me souvenais des nuits où je me saoulais seul chez moi, maudissant son nom, me demandant comment elle avait pu m'oublier si facilement.

— Je t'en ai voulu pendant longtemps, Jade. Quand tu es partie, j'ai sombré dans l'alcool, essayant de noyer ma douleur et ma solitude. Je pensais que tu m'avais oublié, que ma souffrance n'avait aucune importance pour toi.

Je fais une pause, sentant le poids de ces mots me libérer d'un fardeau. Puis je me penche légèrement vers elle, les coudes appuyés sur mes genoux, la curiosité brûlant mes lèvres.

— Pourquoi m'as-tu quitté, Jade ? Est-ce que tu m'as vraiment aimé, au moins ?

Elle semble surprise par ma question, mais elle prend une profonde inspiration avant de répondre.

— Oui, Valentin, je t'ai aimé. Je t'ai aimé plus que je ne pourrais jamais l'exprimer. Mais... la distance était insupportable. Je n'étais pas assez mature pour gérer ça. J'avais peur... peur que tu me trompes que tu trouves quelqu'un mieux que moi.

Ces mots me frappent comme un coup de poing. Je me sens blessé, et sans réfléchir, je sors une cigarette et l'allume, essayant de calmer les émotions qui tourbillonnent en moi.

— Qu'est-ce qui te faisait penser ça ? Qu'est-ce que j'ai fait pour que tu penses que j'étais ce genre de gars ?

Elle hésite, puis finit par répondre, les larmes au bord des yeux.

— Ça a commencé quand tu étais toujours occupé en studio. On se parlait de moins en moins. Et puis, je voyais ces selfies que tu postais sur les réseaux sociaux, toi et tes fans... surtout des femmes. Ça m'a fait peur, Valentin. J'ai commencé à me sentir... insécurisée.

La frustration monte en moi, mais je prends une profonde bouffée de ma cigarette, essayant de garder mon calme. Je réalise surtout que nous avons beaucoup souffert tous deux de cette histoire. Au fond je m'en veux de ne pas avoir su gérer cette relation, j'étais censé être le plus mature en amour, celui qui avait eu plus d'expérience.

— Je n'ai jamais voulu te donner cette impression. Oui, j'étais occupé, mais ça ne voulait pas dire que je ne t'aimais pas ou que je te trompais.

Je me penche un peu plus, cherchant le contact avec son regard.

— Je suis désolé que tu aies ressenti ça Jade. Mais ça n'a jamais été mon intention.

Elle hoche la tête, ses yeux brillants de larmes non versées.

— Je sais, maintenant. Mais à l'époque, j'étais jeune, immature, et terrifiée. J'avais peur de te perdre, alors j'ai préféré partir avant que ça n'arrive.

Je laisse échapper un soupir, sentant une partie de ma douleur s'alléger.

— On a fait des erreurs, tous les deux.

Jade acquiesce. Je sens qu'elle essaye de retenir des larmes.

— L'essentiel, c'est qu'on a réussi tous les deux à se relever de cette rupture et à avancer chacun de notre côté. Bon, je n'ai pas monté un groupe de rock vers la célébrité, avoue-t-elle en souriant timidement.

Je souris à pleine dent, et l'atmosphère se détend instantanément.

— Non, c'est vrai, mais toi, tu as réalisé ton rêve de faire un triathlon.

Elle semble très surprise de ma réponse. Je réalise que j'ai commis une gaffe. Je me sens con à cet instant.

— Comment sais-tu que j'ai fait un triathlon, me demande-t-elle en plissant ses yeux.

Un peu gêné, je détourne le regard pour me concentrer sur les lumières de la ville, avant d'avouer mon crime.

— Je t'ai stalké sur tes réseaux sociaux, avec un faux compte, pendant longtemps après notre rupture. Mais je te rassure, j'ai arrêté par la suite, quand on m'a confisqué mon téléphone pendant ma cure.

Elle fronce les sourcils, intriguée.

— Ta cure ? Je ne savais pas que tu en avais fait une.

— J'ai essayé plusieurs fois d'arrêter l'alcool, mais mon addiction était trop forte. Je rechutais à chaque fois. Mon père a alors pris la décision de m'enfermer dans une clinique psychiatrique privée pour suivre une cure de désintoxication intense. Tout contact avec l'extérieur m'était interdit. C'était difficile, mais nécessaire. Peu de gens le savent. Parmi mes amis, seuls Connor et Lina sont au courant. Officiellement, j'ai pris de longues vacances, une sorte de demi-année sabbatique. Sophie, ma manager, a géré la presse et a mis le reste du groupe en vacances. À part eux, personne d'autre n'est au courant.

— Waouh, tu as trouvé une manager impliquée.

— C'est une vraie mère poule avec nous. Elle se met une énorme pression pour que tout réussisse. Elle est souvent sur nos dos, mais elle gère bien, et elle est vraiment compétente dans son travail.

Je prends une gorgée de ma bière avant de continuer.

— Sophie a cette capacité incroyable de voir le potentiel en chacun de nous et de le faire ressortir. Elle ne se contente pas de gérer les aspects pratiques de notre carrière, elle s'investit vraiment dans notre réussite et notre bien-être. Elle nous considère comme une famille, et c'est pour ça qu'on lui fait autant confiance.

Jade sourit, visiblement impressionnée.

— Ça doit être rassurant de savoir que quelqu'un veille sur toi comme ça.

— Oui, ça l'est. Elle a fait énormément pour nous, et sans elle, je ne sais pas où on serait aujourd'hui. C'est en grande partie grâce à elle que le groupe tient bon. C'est aussi elle qui a eu l'idée que je reprenne mes études en musicologie. J'avais arrêté après le bac pour former le groupe, mais elle m'a convaincu de faire un BTEC en musique. Elle pensait que retourner aux études pourrait m'aider à me remettre sur pied et me donner une nouvelle perspective.

— Et elle avait raison, on dirait.

— Oui, totalement. C'était dur de retourner en cours après toutes ces années, mais ça m'a donné un but et m'a aidé à rester sobre.

— Et dire que maintenant tu vas valider ta licence. Tu vas continuer en master ?

Je secoue doucement la tête, un sourire nostalgique aux lèvres.

— Non, je ne pense pas. Le BTEC et la licence m'ont beaucoup aidé à m'améliorer, mais il est temps pour moi de me concentrer à 100 % sur le groupe. On a beaucoup de projets en cours, et je veux vraiment m'y investir pleinement. Mais assez, parlez de moi. Raconte-moi ce triathlon. C'est incroyable ce que tu as accompli.

Elle sourit, un peu embarrassée, mais visiblement ravie que je m'intéresse à son exploit.

— Oh, tu sais, c'était un défi personnel. J'avais besoin de prouver que je pouvais repousser mes limites. L'entraînement était intense, et il y a eu des moments où j'ai voulu abandonner. Mais finir cette course, c'était l'une des expériences les plus gratifiantes de ma vie.

Je hoche la tête, impressionné. Contrairement à ce que les gens pensent en me voyant, je ne suis pas du tout sportif. J'ai hérité d'une bonne génétique de mon père, ce qui me donne un physique sec et musclé sans beaucoup d'efforts. Mais accomplir un triathlon? C'est un exploit que je trouve vraiment admirable.

Nous continuons à parler pendant un petit moment, partageant des souvenirs et des expériences, que nous avons vécus chacun de notre côté. Le temps passe vite, et bientôt, je remarque que Jade commence à tomber de fatigue.

— Tu as l'air épuisée. Je te raccompagne chez toi, il est assez tard, ou tôt. Heureusement que les cours sont quasi finis et que l'on a notre mémoire à finaliser.

Elle hésite un moment, puis secoue doucement la tête avec un sourire reconnaissant.

— Merci, Valentin. C'est vraiment gentil, mais je peux rentrer seule.

Je hoche les épaules.

— D'accord, mais promets-moi de m'envoyer un message lorsque tu seras rentrée au campus, juste pour que je sache que tout va bien.

Elle hoche la tête.

— Promis.

Lorsque je m'allonge dans mon lit, je sens une paix intérieure que je n'avais pas ressentie depuis longtemps. La soirée avec Jade et notre discussion m'ont fait du bien, et pour la première fois depuis longtemps, je m'endors sereinement.

Entre deux cheminsOù les histoires vivent. Découvrez maintenant