Le triage

70 17 0
                                    

- Quel béta tu fais! Tu croyais vraiment pouvoir me porter sans me réveiller? S'esclaffa Justine en se serrant contre Vincent.

- Arrête de te moquer. Rétorqua son mari en l'immobilisant avec le poids de son corps.

- Je te vois venir avec tes grands sabots. Lui répondit-elle en l'embrassant. Mais je te rappelle qu'il faut que je dorme. Demain je serai emmenée pour l'émancipation, je dois être en forme.

Vincent la regarda soucieux.

- Tu n'es pas censée savoir que tu es convoquée. J'aurais pu éviter que tu sois sur la liste. Dit-il d'un air renfrogné en se mettant à côté d'elle dans le lit.

- C'est vraiment ce que tu veux pour Louise et moi? Que rien ne change et qu'elle vive toute sa vie en n'ayant aucun droit? Hurla-t-elle furieuse.

Vincent voulut la prendre dans ses bras pour la calmer, il ne voulait surtout pas se disputer avec elle ce soir; mais elle le repoussa. Il la regarda, il sentait sa peur et sa détermination aussi.

- Ne te mets pas en colère, on en a discuté des milliards de fois. Je ne veux pas que tu te mettes en danger c'est tout. Les enfants ont besoin de toi, j'ai besoin de toi.

- Mais Louise est en danger depuis sa naissance. Elle est jeune, mais lorsqu'elle sera emmenée au Trioir nous ne la reverrons peut-être plus jamais. Et quand bien même elle serait fertile, toutes les femmes n'ont pas la chance d'avoir un mari comme toi. Tu veux qu'elle vive toute sa vie comme une esclave? Traitée comme un animal? Je ne peux pas vivre en n'essayant pas de changer ça. L'émancipation est ma seule chance de la sauver! Et tu voudrais que je ne la saisisse pas? Si je n'avais que des garçons je ne prendrais pas le risque. Mais là c'est notre seul espoir et le temps passe vite. Trop vite.

- Je sais que tu as raison et j'admire ton courage, mais j'ai peur pour toi. Dit-il en plongeant ses grands yeux verts dans ceux de sa femme.

Elle le contempla, appuyée sur un coude et se dit que par rapport à sa mère elle avait été très gâtée. Son père était un homme de son temps, élevé dans le non respect des femmes. Ne se posant aucune question entre ce qui était bien ou mal. Il  appliquait seulement  les préceptes de la Loi. Il n'était par vraiment mauvais , mais n'avait jamais appris à faire autrement. Que sa femme soit un objet pour lui était tout à fait normal . Il avait exigé que Marie ait quatre enfants ne se préoccupant pas de savoir si ce serait des filles ou des garçons. Seuls les garçons auraient de la valeur à ses yeux. De leur lit étaient nés deux garçons et deux filles. A aucun moment ne s'était posée pour lui la question de leurs conditions de vie. Dans leur petit appartement  sans jardin, ils étaient très à l'étroit, surtout les filles dont la chambre avait la taille d'un réduit. Leur espace de jeu se limitait à un grenier délabré et à une cave sombre. Leur espace de vie à la maison. Avant d'arriver dans la famille de Vincent, Justine n'avait jamais senti la caresse du soleil sur son visage ni touché un arbre ou humé le parfum d'une fleur. Leur appartement était en pleine ville, et comme sa soeur et elle n'avaient pas le droit de regarder par les fenêtres ni d'allumer la télévision, elles ne connaissaient du monde extérieur que ce que leurs frères leur en laissaient voir. Marie était une femme patiente et aimante qui malgré l'exiguïté de leur foyer essayait d'inventer de nouvelles activités pour que leurs journées soient agréables malgré tout.  Les garçons maudissaient secrètement le régime, furieux de ce qu'il imposait aux femmes. Ils avaient compris ce à quoi elles étaient condamnées. Alors ils profitaient de chaque instant lorsque leur père était absent. Ils leur racontaient leurs journées dans le détail, prenaient des photos de tout ce qu'ils pensaient pouvoir être intéressant  ou des vidéos de l'extérieur pour leur montrer à quoi ressemblait la ville. Ils filmaient les grands buildings, les voitures, les parcs, les hommes dans la rue,  les animaux ou les fleurs.  Elles avaient appris à lire grâce à eux. Déjà petits ils ramenaient leurs livres en cachette et les initiaient à l'alphabet Quand le patriarche était présent par contre, ils n'avaient pas le droit d'adresser la parole ni à leur mère, ni à leurs soeurs. Celui-ci décidait quand sa femme et ses filles pouvaient s'exprimer. Heureusement, son travail l'occupait une bonne partie de la journée.

L'ÉmancipationOù les histoires vivent. Découvrez maintenant