L'Émancipation

Ada

     Louis a essayé de raisonner sa femme pendant des heures. Mais elle ne veut rien entendre. Elle a passé la nuit à s'affairer. Elle a mis quelques unes de ses affaires dans un sac, en a préparé un autre dans lequel elle a vidé toute l'armoire à pharmacie. Puis elle est allée faire un gâteau, des pancakes et une tourte à la viande. Il est déjà 5h30 du matin et Louis est à bout .

- Peux tu m'expliquer comment tu vas sortir d'ici? Demande t'il en hurlant, excédé par l'attitude de sa femme.

- Souvent dans la semaine tu vas faire un peu de jardinage chez Vincent et tu prends tes outils et ta tondeuse non? Tu les mets bien dans ton pick-up et tu le rentres dans leur garage? Je vais sortir comme ça. Je vais me mettre au fond du coffre avec les deux sacs et tu vas me recouvrir d'une bâche et d'outils. On va le faire tout de suite et dès que ce sera fait tu vas sortir ton véhicule dans la rue à la vue de tous et je resterai sans bouger jusqu'à que tu rentres la voiture dans le garage de notre fils. Ils ne se douteront de rien. A mon âge, crois tu qu'ils vont penser une seule seconde que je suis dans la voiture au milieu de la rue? Moi qui ne suis presque jamais sortie?

- Mais ...

- Il n'y a pas de mais! Tu écoutes et tu te tais! C'est ça où je sors normalement dans la rue et là ils me tueront. Toi, pendant ce temps tu attends qu'il soit l'heure et tu prépares un panier dans lequel tu mettras la nourriture, comme j'ai l'habitude de le faire. En arrivant devant la maison de notre fils tu fais comme d'habitude. 

Louis se résigne. Il sait qu'il ne pourra pas l'empêcher de venir.

- Ah, et n'oublie pas d'allumer la radio; je la laisse toute la journée en général, rajoute Ada. Allez mon amour, ne fais pas cette tête nous n'avons pas le choix

Elle part s'habiller le plus chaudement possible. Elle rajoute couches sur couches, ses gants, son gros manteau et son bonnet, Louis prend une épaisse couverture en laine. Elle se hisse dans le coffre, son mari lui passe les sacs . Puis elle s'allonge, il la couvre entièrement, puis dispose la bâche et des outils un peu partout, les plus légers sur elle. Ada a l'impression qu'elle va  s' étouffer et panique un instant, alors elle pense à Louise qu'elle n'a jamais vu en vrai, à Justine et à ce qu'elle a subi et elle serre les dents.

- Comment tu te sens ? Questionne Louis inquiet.

- Sors le pick-up ! On se voit tout à l'heure. Dit Ada d'une voix ferme.

Louis ouvre la porte du garage et démarre son véhicule qu'il gare à sa place habituelle, puis il retourne à l'intérieur. Il est complètement paniqué. Pourvu que personne ne fouille la voiture. Il lance un coup d'œil à la pendule, 6h25. Vincent part à 8h30. Il faut qu'il démarre de chez lui à 7h30. Encore plus d'une heure à patienter. Il se force à ne pas regarder par la fenêtre jusque là. Il s'enferme dans son bureau comme il le fait souvent la nuit. Il feuillète un livre, mais son esprit n'arrive à se fixer sur rien. L'heure qui passe est la plus longue de sa vie. Il se douche et s'habille en tenue de jardinage, allume la radio d'Ada, enfile son manteau et sort. Rien ne semble avoir bougé depuis tout à l'heure. Quand  il appuie sur la télécommande de sa voiture, il entend quelqu'un qui l'interpelle. Il se sent défaillir, il se retourne lentement pour masquer son effroi. Son voisin se tient derrière lui, un bras appuyé négligemment sur le coffre du pick-up.

- Tu pars tôt ce matin dis donc ! Et avec toute ta quincaillerie ! 

- Je vais faire un peu de jardinage chez mon fils. Bonne journée.

- Bon courage surtout. Dit son voisin en rigolant.

Louis s'installe sur son siège, tout transpirant, malgré le froid mordant. Il démarre sa voiture et parcourt les dix kilomètres qui le séparent de chez son fils, sans dépasser les limitations de vitesse. Leur maison est là, enfin. Il se gare et frappe chez Vincent. Il n'a qu'à attendre quelques secondes, celui-ci lui ouvre avec un grand sourire et le fait entrer. Ils se serrent à s'en étouffer. Vincent a une mine à faire peur.