Mahé est de retour dans sa maison Dépotoir. Elle a mal partout. Des élancements puissants vrillent l'arrière de son crâne. Elle est au bout du rouleau et tient à peine sur ses jambes. Elle a essayé de s'assoupir pendant le voyage, mais elle n'a pas réussi à s'allonger sur le sol du camion son corps meurtri ne le lui permettant pas. Elle est exténuée et rien que de penser à la sortie de combinaison, elle a déjà envie de pleurer. Pendant le trajet, elle n'a cessé de se répéter ce code bizarre. Il ne faut pas qu'elle l'oublie! Elle ne peut pas prendre le risque de le noter sur un papier. Le retour dans la salle des consoles est moins éprouvant qu'elle ne le pensait. Pas de jet gelé, ni de bruit strident. Quand elle est débarrassée de sa combinaison, elle passe dans une cabine qu'elle n'a encore jamais vue, pareille à une douche. Elle y entre nue et apeurée. Mais c'est bien ce que cela semble être. Une simple douche avec de l'eau chaude. Quel merveille de sentir l'eau ruisseler sur ses muscles endoloris ! Elle plaque son front contre la paroi en faisant attention à son nez cassé et ferme les yeux. Elle ressent une impression très bizarre sans sa combinaison. Elle se sent plus vulnérable.
La voix mécanique la tire de sa rêverie:
- 0111, sortie de cabine .
L'eau s'arrête et Mahé s'exécute . Elle est maintenant nue au milieu de la pièce, dégoulinante .
- Passage devant la console 2 et rhabillage.
Elle se place comme elle l'a fait la veille, puis aperçoit les vêtements qu'elle portait avant de partir, en boule sur le sol. Elle les enfile sans même avoir pu se sécher. Le tissu rêche de sa chemise lui irrite la peau.
- 0111 devant le sas. Lui exhorte la voix.
Elle s'y rend, et quand il s'ouvre elle se retrouve dans le grand couloir humide de son pseudo foyer. Elle est transie de froid. Elle marche d'un bon pas jusqu'à la cuisine pour se réchauffer. Lila est assise à la grande table faisant semblant d'être occupée. Mahé sait pertinemment qu'elle l'attend.
- Tu es partie longtemps. Lui dit la Gouvernante feignant de ne pas savoir où elle a été envoyée.
- Je me suis qualifiée répond Mahé du tact au tact.
Lila sursaute en l'entendant parler de nouveau et baisse la tête pour que personne ne puisse voir son expression. Quand elle la relève, elle fixe intensément 0111 et sans sourire , lui fait comprendre par ce regard combien elle est fière d'elle.
- Tu as beaucoup de travail en retard! Va chercher les sacs de vêtements au dépôt et va t'en occuper à la laverie. Le linge doit être propre pour demain matin.
Mahé rebrousse chemin et se rend jusqu'à l'annexe. Elle déborde de pantalons verts foncés et de chemises noires, sanglants, crottés et puants. Elle en soulève un du bout des doigts. Toutes les bandes avec les numéros de matricules ont été arrachées. Elle se met à trembler. Ils vont lui faire nettoyer les uniformes des Sans Fonction tuées pendant l épreuve du feu! Elle recule prise d'un vertige regardant toutes ces vies résumées à un tas de vêtements prêts à être recyclés le plus tôt possible. Certaines tenues sont cramées par endroit, d'autres trouées par des impacts de balles. Elle peut encore sentir l'odeur de brûlé, entendre leurs cris déchirants. Elle s'assoit quelques instants pour se donner du courage.
- Allez! Vas y! Ils t'y obligeront de toute façon! se rabroue t'elle.
Elle prend une panière et la remplit, puis la porte jusqu'à la laverie. Rien que ce premier trajet l'épuise. Elle fait couler de l'eau et met le linge à tremper. Le liquide se teinte de marron et de rouge, mélange de sang, de boue et d'excréments. L'odeur insoutenable lui picote les narines et les yeux et les images qu'elle y associe encore plus. Elle s'est qualifiée, mais par ce travail ils lui montrent qu'ils sont toujours les maîtres du jeu et que face à eux, aucune victoire ne peut être complète. Mahé sort quelques instants . Elle repense au charnier qu'elle a laissé derrière elle, à Camille et à leur qualification.
- Allez, ce n'est que du linge sale, rien ne les fera revenir. Tu as passé bien pire, s'encourage t'elle. Si tu veux dormir un peu il faut commencer.
Elle inspire et retourne à l'intérieur. Un magma informe baigne dans l'eau, elle y plonge les mains réprimant son dégoût. Le contact de l'eau et du détergent est terrible . Elle va souffrir le martyre avec ses mains brulées. Elle se met au travail en pleurant et répète sans cesse les même gestes jusqu'à ce qu'il ne reste plus de linge. La nuit est bien avancée quand elle termine son ouvrage. Elle a tellement froid. Ses vêtements sont trempés à cause des éclaboussures et sont imbibés de l'odeur de pourriture des uniformes. Elle ne peut plus supporter ces relents qui lui rappellent trop ce qu'elle a vécu la veille. Elle se dévêtit dans la nuit et dans le froid et se lave devant l'évier, puis court grelottante jusqu'à sa chambre, laissant là ses vêtements crasseux. Elle est transie. Quand elle y arrive, elle enfile ce qu'elle a de plus chaud, s'effondre sur sa paillasse et rabat la couverture. Elle s'endort d'un coup emportée par un sommeil profond.
Moins de deux heures se sont écoulées quand l'appel du petit déjeuner retentit. Elle est prise d'une quinte de toux violente qui l'oblige à s'asseoir dans son lit tant ses côtes la font souffrir. Elle reste habillée comme elle est et se traîne jusqu'au grand réfectoire. Toutes les filles sont déjà là. Quand elle entre le silence se fait. Mahé va prendre son bol de porridge et sa tranche de pain rassis. Elle s'assoit à sa place habituelle à côte de Jeanne et d'Ambre.
- C'est vrai que tu as participé à l'Emancipation? Lui demande Jeanne en parlant le plus bas possible et sans la regarder.
Les filles ont dû se mettre d'accord, car les autres à côté parlent très fort, de sorte que la conversation entre Mahé et Jeanne ne puisse pas être entendue.
- Oui . Répond-elle de la même manière les yeux rivés sur son bol.
- Tu as été sélectionnée?
Elle hoche imperceptiblement la tête.
- Je suppose qu'ils ont dû inventer une épreuve atroce. lui chuchote Jeanne.
Mahé lui prend la main sous la table et la serre très fort. Elles restent quelques secondes comme ça, le regard bienveillant d'Ambre posé sur elles.
- Il faut s'alimenter, les coupe Ambre. Nous allons bientôt recevoir nos tâches et ce n'est pas avec le ventre vide que nous réussirons à les mener à bien.
Elles se remettent à manger et le brouhaha des voix s'éteint, chacune jetant des regards à la dérobée et emplis de fierté à Mahé.
La deuxième sonnerie retentit ,celle de la répartition du travail. Chacune se présente devant Lila qui leur donne leurs corvées pour la journée. Quand 0111 voit le visage de sa Gouvernante, elle devine tout de suite que cela ne présage rien de bon . Son tour venu, Lila plante son regard désespéré dans celui de Mahé comme pour s'excuser d'avance de ce qu'elle va lui demander, comme si c'était de sa faute.
- Sortie camion aujourd'hui, passage en combinaison et retour dans trois jours.
Mahé vacille et doit se retenir à la table. Où peuvent-ils bien l'envoyer pendant tout ce temps ?
Elle n'est absolument pas prête pour une nouvelle épreuve. Jeanne a un élan de compassion et s'approche d'elle, bien vite réfréné par le regard que lui lance Lila.
"Règle numéro 10: s'aider entre Sans Fonction peut entraîner de graves sanctions".
Mahé relève la tête en proie à un désarroi total. Elle retourne jusqu'à sa chambre pour se changer, pour que les vêtements chauds qu'elle porte ne subissent pas le même sort que ceux de la veille. Et le cauchemar recommence. Elle ne vomit pas cette fois et se réveille un peu plus vite. Elle suit toutes les consignes comme un automate bien réglé. La combinaison une fois ajustée, lui procure un bien-être immédiat. Elle est fébrile et le voyage en camion ne fait rien pour améliorer son état. Elle roule longtemps et finit par s'assoupir contre la tôle .
C'est l'arrêt du véhicule qui la réveille.
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L'Émancipation
AventuraEn 3024, les femmes sont divisées en deux groupes, les mères au foyer et les Sans Fonction. Leur seule obligation procréer ou servir. Sous prétexte de surpopulation, de pollution et de manque de ressources naturelles, les femmes ont peu à peu été él...