Vincent se réveille. Il allonge son bras pour enlacer sa femme. Elle n'est plus là. Justine est debout depuis un bon moment. Elle est au milieu du jardin et elle regarde le jour se lever. Les enfants dorment encore. Avant de sortir, elle est allée les voir , a écouté leurs respirations, les a mangés avec les yeux . Le froid est polaire ce matin. Elle s'est pourtant bien emmitouflée. Le jardin enneigé brille de mille filigranes argentés. Elle contemple le soleil à travers ses rayons qui illuminent tels des diamants les plantes et les arbres. Quelle beauté! Elle admire la buée qui sort de sa bouche et joue avec. Avant de partir elle veut s'imprégner de tout ce qui pourra la faire s'accrocher à la vie si l'épreuve est trop difficile. Elle se prépare à affronter cette journée décisive pour elle et sa famille. Elle se remémore sa rencontre avec Vincent. L'amour sera son moteur le plus puissant.
Il faisait beau l 'après-midi de la livraison. Deux jours avant, son père avait été informé qu'ils viendraient la chercher pour qu'elle rejoigne son futur époux. Sa mère en avait fait un malaise et ses frères avaient osé demander la permission à leur père de rester avec elle jusqu'à son départ. Il ne s'y était pas opposé et les avait laissés tous passer leurs nuits dans la même chambre. Justine était perdue, désemparée. Elle n'avait pas dormi pendant ses deux nuits horribles. Ils avaient beaucoup parlé avec ses frères et ils avaient promis de la retrouver. Mais elle savait tout comme eux que c'était illusoire. Car comment retrouver quelqu'un qui n'a pas de vie, qui n'existe qu'à l'intérieur de sa maison. Elle savait que c'était ses derniers instants avec sa famille, que plus jamais elle ne les reverrait. La Loi , dans ses préceptes disait qu'une femme devenait la propriété de son mari et que, ce faisant, elle n'avait plus aucune filiation familiale. Tout contact était proscrit. Le dossier de chaque femme était classé confidentiel, empêchant les maris de pouvoir retrouver la trace de leur belle famille.
Pendant ces deux jours, Justine et Marie préparèrent les trois malheureux sacs auxquels elle avait droit. Comment mettre toute une vie dans leurs baluchons réglementaires. Sa mère avait tenu à s'occuper de ses vêtements, qu'elle avait rangés dans les deux premiers bagages, demandant à sa fille de lui laisser le tee-shirt dans lequel elle avait dormi ces deux dernières nuits pour qu'elle puisse sentir son odeur le plus longtemps possible. Ce fut Justine qui s'occupa du troisième. Elle demanda à ses frères si elle pouvait prendre dans leur bibliothèque ses trois livres préférés, même si elle savait qu'elle risquait de s'exposer à un rejet ou bien pire de la part de son mari. Elle y cacha les quelques photos prises par ses frères à divers stades de leur enfance à quatre. Elle y plaça son doudou, un vieux lapin usé jusqu'à la corde, les dessins et les mots écrits par les siens cachés sous son matelas tout au long de ces années et une des robes de sa mère. Peu de choses lui appartenaient mais elles étaient magnifiques à ses yeux. Tant de souvenirs partagés. Le matin de son départ elle se leva tôt et fit un tour rapide de la maison pour photographier chaque meuble et chaque pièce dans sa tête, les associant à un souvenir heureux. C'est en arrivant dans la salle à manger qu'elle le vit. Il ne devait pas être plus de cinq heures du matin. Son père était assis dans son fauteuil et il pleurait, ses sanglots l'étouffant presque. quand elle s'approcha de lui et qu'il perçut sa présence, il leva ses yeux bouffis de chagrin et la regarda comme s'il la voyait pour la première fois. Il lui ouvrit les bras et elle s'y blotti. Elle se rendit compte qu'être un homme dans cette société ultra codifiée était très compliqué aussi. Que les hommes étaient tenus à des comportements réglementés sous peine d'être châtiés. La punition entrainant la perte de revenus pour toute la famille. Ils restèrent ainsi un long moment jusqu'à ce que Marie entre dans la pièce. Elle se joignit à leur étreinte. Sa maman, bien décidée à ce que sa fille passe une belle dernière journée en leur compagnie, lui prépara un très bon petit déjeuner qu'ils prirent tous ensemble pour la première fois en dix-huit ans. La matinée défila. Le déjeuner fut frugal, l'angoisse de plus en plus forte leur coupait l' appétit. En début d'après midi ils ressemblaient tous à des lions en cage. Sa mère qui avait fait l 'effort de se vêtir d'une jolie robe et de se coiffer triturait ses cheveux qui n'avaient plus rien d'ordonnés. Cela faisait une éternité que Justine ne l'avait pas vue prendre soin d'elle. Son père arpentait le minuscule salon quand on sonna à la porte. La panique les submergea; son père la prit rapidement dans ses bras, ses frères et sa mère la serrèrent à l'en étouffer. Marie profita du temps que son mari mit à remplir les papiers pour rassurer sa fille. Elle lui souhaita une belle vie et un mari gentil. Elle lui dit qu'elle penserait à elle tous les jours, qu'elle l'aimait et l'aimerait toujours. Son père qui avait fait durer le plus longtemps possible les formalités lui fit signe qu'il était temps. Il la saisit par le bras, elle se retourna et regarda une dernière fois sa maison, ses frères et sa mère qui lui souriaient tendrement. La dernière chose que vit Justine avant de monter dans le camion blanc fut le sourire de sa mère. C'était le dernier geste d'amour que Marie offrait à sa fille. Les portes claquèrent sonnant le glas de son ancienne vie. Justine sanglotait. C'était un déchirement. Le trajet dura trois longues heures durant lesquelles elle essaya de se calmer. Toutes les questions possibles et inimaginables lui passèrent par la tête. Comment allait elle réussir à vivre sans eux? Où allait elle habiter? Son mari serait-il gentil? Comment réussirait- elle à s'adapter à sa nouvelle famille? Qu'allait- elle devenir?
C 'est l'arrêt du camion qui la sortit de sa transe. Elle s'essuya les yeux, tapota ses joues et régula sa respiration. Elle ne voulait pas leur montrer qu'elle était fragile. Elle ne voulait pas être une proie. Elle devait garder la tête haute. De longues minutes s'écoulèrent. Elle manquait d'air dans ce camion. Elle se mit à faire les cent pas en bougeant les épaules pour se détendre. Le livreur n'ouvrit qu'une seule porte et sortit d'abord ses sacs pour qu'elle ne puisse pas voir l'extérieur. L'angoisse qui la tenaillait depuis son départ devint si oppressante qu'elle dut s'asseoir sur le sol du fourgon pour ne pas s'évanouir. Le livreur lui ordonna d'une voix sèche de descendre. Quelle surprise! Elle était à la campagne, entourée par des maisons très éloignées les unes des autres, bordées de grands champs ou de petits bois. Tout ce vert! Le soldat la poussa pour qu'elle arrête de regarder partout et qu'elle se dirige vers son but. Face à elle se dressait une très grande bâtisse avec de drôles de fenêtres et devant la porte de celle-ci se tenait un homme d'une quarantaine d'années, grand, à la peau foncée et au regard impassible. Justine le trouva impressionnant avec son beau costume et ses mâchoires serrées. Derrière lui, droit comme un i se trouvait un jeune homme. Sûrement son futur mari. Elle se força à le regarder. Elle fut tout de suite frappée par la douceur de ses yeux. Tandis qu'elle marchait paniquée vers eux, elle se força à rester bien droite et essaya de se calmer et de leur montrer sa force de caractère. Il la fixait presque timidement. Et malgré tout ce qu'elle avait vécu ces derniers jours, sa rancoeur et ses incertitudes, elle ne put s'empêcher de le trouver beau avec sa haute taille, son regard franc , sa peau mate et ses yeux verts. Elle se rappelle encore aujourd'hui en avoir eu honte sur le moment. Elle se souvient de la culpabilité qu'elle avait ressenti vis à vis de sa famille. Elle s'était tellement préparée à le trouver laid. A ce qu'il ait l'air méchant et agressif, préparée au pire. Mais il semblait tellement doux. Justine se secoua, entre avoir l'air et être il y avait un gouffre. Il fallait qu'elle reste sur ses gardes. Lui aussi montrait des signes de tension et ne souriait pas. Le livreur demanda au futur marié s'il souhaitait garder le colis et s'il était conforme à ce qu'il attendait. Le jeune homme ne prononça pas un mot, mais fit oui de la tête. Son père se tourna vers lui, un échange rapide de regards se fit entre eux. Ils ramassèrent les sacs. Son beau père entrouvrit la porte et lui fit signe d'entrer. Elle monta les quelques marches du perron et reprit son souffle. Elle était terrorisée. Entrer voulait dire que plus jamais elle ne sortirait d'ici. Elle franchit le seuil et la porte se referma sur sa nouvelle vie.
VOUS LISEZ
L'Émancipation
AdventureEn 3024, les femmes sont divisées en deux groupes, les mères au foyer et les Sans Fonction. Leur seule obligation procréer ou servir. Sous prétexte de surpopulation, de pollution et de manque de ressources naturelles, les femmes ont peu à peu été él...