29. Sa faute

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Depuis que Roderick était devenu persona non grata chez les Murdoch – mot dont il avait d'ailleurs découvert l'existence grâce à leur immense bibliothèque –, son quotidien était nettement plus terne. Il était de retour dans son appartement du vieil immeuble, entre sa mère au chômage, son père disparu et sa sœur qui faisait continuellement la tête.

Il y avait Gavin, dont Roderick s'était rapproché depuis Noël et qu'il avait averti de son retour, sans lui donner de détails – il n'avait pas pu et Gavin avait su ne pas poser de questions. Mais les deux garçons ne jouaient pas vraiment ensemble et ne s'étaient d'ailleurs croisés qu'une ou deux fois en quelques semaines. Alors Roderick passait son temps enfermé dans l'appartement, éloigné au possible de sa sœur. Et l'ennui, quand on n'avait rien à faire, c'était qu'on avait du temps pour penser.

Le mois d'avril s'écoula lentement. Enid partait tous les matins très tôt, enfermait ses enfants à double tour et lançait plusieurs sortilèges de protection sur l'appartement. Le soleil se levait, l'herbe verdissait, les bus passaient dans la rue, puis le soir tombait, le ciel s'obscurcissait, Enid rentrait et les trois Ashford dînaient en silence. Roderick passait son temps à s'exercer à la magie, avec sa baguette de peuplier qui devenait de plus en plus maniable entre ses mains.

Un soir, alors qu'ils mangeaient un repas composé de pommes de terre et de quelques haricots blancs pour donner le change, Flora brisa enfin le silence :

« Tu as trouvé du travail, maman ?

-Non, Flora, lui répondit sa mère. C'est compliqué en ce moment, personne n'embauche.

-Je croyais, intervint Roderick, que la guerre servait à redonner de l'importance aux Sang-Purs. Qu'on pourrait avoir des meilleurs travails si la société n'était faite que de Sang-Purs et plus de Sang-Mêlé et de Sang-de-Bourbe.

-Oui, dit Enid, je croyais aussi. »

Personne n'osa continuer. Roderick soupira et avala une bouchée de pommes de terre trop cuites. Oui, la vérité avait fini par lui éclater au visage après tous ces mois : la guerre ne leur profiterait pas. Elle n'avait d'ailleurs profité à personne de son entourage, aucun des habitants de l'immeuble. Peut-être aux Murdoch, mais ils ne vivaient pas dans le même monde.

Après un long moment de silence, Flora revint à la charge :

« Et papa ? Tu as eu des nouvelles ?

-A ton avis ? lâcha abruptement Enid.

-C'est bon, j'ai compris, bougonna la fillette. Mais tu nous dis jamais rien.

-Je vous dis rien parce qu'il y a rien à dire.

-D'accord, d'accord, soupira Flora. Je me tais. Mais j'ai juste un dernier truc à dire : tu peux racheter des saucisses, s'il te plaît, ou un morceau de poulet ? Ça fait des semaines qu'on ne mange que des patates et des légumes à l'eau ... »

Cette fois, le visage d'Enid s'assombrit. Même si elle hocha la tête avec assurance en direction de Flora, Roderick comprit ce qu'il se passait : ils n'avaient plus d'argent. La famille ne touchait plus le salaire ni d'Enid ni de Marcus, et pourtant les factures continuaient de pleuvoir. Il fallait payer les frais de scolarité à Poudlard des deux aînés, Trevor et Xavier, le loyer, la nourriture ... Roderick posa brusquement sa fourchette, l'estomac noué, mais sa mère lui jeta un tel regard qu'il la reprit aussitôt et enfourna une énorme bouchée de pommes de terre.

« Il y aura des saucisses demain au dîner, Flora, déclara Enid presque violemment. Je te le promets. »

Cette nuit, Roderick attendit dans le noir, les yeux grand ouverts, que tout le monde fût endormi. Puis, à près de deux heures du matin, il sortit à pas de loup de la chambre qu'il partageait avec Flora et fila dans la cuisine. Il ne s'y rendait que rarement, habituellement : c'était Enid qui préparait les repas, et lorsqu'elle avait besoin d'aide, elle demandait d'abord à sa fille et ensuite à ses fils ou son mari.

La guerre aux yeux gelésOù les histoires vivent. Découvrez maintenant