— Va vraiment falloir que tu manges...
Pendant un instant, Salva crut qu'il avait gagné. Mickaël saisit une tartine, en arracha une partie de la mie – ce qui n'était pas dans ses habitudes, mais Salva ne dit rien, cela représentait déjà un effort – et la porta à sa bouche. Il mâchait avec une telle lenteur que le désespoir n'eût pas été plus dur à avaler. Après avoir dégluti, Mickaël reposa aussitôt le pain, une grimace noyée sur ses traits.
— Putain, Micka. S'te plait. Fais un effort. T'as rien avalé depuis hier. Et hier c'était de la soupe ! murmura Salva.
— Je peux pas.
— Tu veux que je te vole un truc ? Du chocolat ? Un fruit ?
Les yeux mi-clos, Mickaël secoua la tête. Il tentait de ne pas parler trop fort, soucieux d'être entendu des autres. Le centre retrouvait son quotidien. L'absence de Corentin ne perturbait pas grand monde. Et ici, mieux valait ne pas montrer ses faiblesses.
Mickaël se leva, le bol du petit-déjeuner encore plein, et se rendit en cuisine le vider dans l'évier.
Il s'apprêtait à ressortir quand Yolande parut, un économe entre les mains.
— Minute, jeune homme. J'ai une question.
Mickaël s'arrêta. Il fit un effort surhumain pour se tenir droit.
— Quoi ?
— Qu'est-ce qui se passe ?
Son regard s'assombrit. Il baissa aussitôt les yeux. Yolande reconnaissait la stupidité de cette question. Mais pour elle, mieux valait une question ouverte qu'un pauvre « ça ne va pas ? » qui n'aurait écopé que d'un maigre « si ».
— Tu me demandes vraiment ça ?
Dans un frêle soupir, Yolande posa l'économe au bord de l'évier, essuya ses mains et tapota le dossier d'une chaise en bois, invitant l'adolescent à s'asseoir un instant.
— Je sais bien que tu as mal au cœur. Moi aussi. C'est toujours terrible de perdre quelqu'un, proche ou pas proche, parce que ça nous ramène à notre propre fin. Ça nous rappelle que ça peut venir n'importe où et n'importe quand, et c'est affreux... Mais ce n'est pas pour autant que tu dois te punir, Mickaël.
Comme il ne réagissait pas, elle embraya.
— Ça fait quoi... trois jours, quatre, que tu jettes ton petit-déjeuner dans l'évier, que les trois quarts de tes assiettes finissent à la poubelle ?
— Désolé. C'est pas pour gâcher, promis...
D'une main sur l'épaule, elle le rassura, avant de prendre place elle aussi à table.
— Je ne parle pas de ça. Ce n'est pas bien grave. Certains jettent juste parce qu'ils n'aiment pas, avant même d'avoir goûté, tu sais. Je suis habituée. Non ce qui m'inquiète c'est que tu ne peux pas continuer comme ça... Tu vas finir par t'épuiser. Tu maigris...
Sa main frôla la joue de Mickaël qui ne put s'empêcher de fermer les yeux. C'était un contact qu'il aurait voulu prolonger à vie. Une caresse différente de celles de Salva. Parce qu'elle appelait le réconfort et la tendresse, quand Salva en appelait à la passion, la sauvagerie. Il songea que c'était là le rôle d'une mère, pas d'une femme à tout faire dans un centre pour délinquants.
— Je fais pas exprès... bredouilla-t-il.
Il ne voulait pas pleurer, mais bien sûr, il avait déjà atteint cette compréhension où la volonté et le pouvoir se malmenaient tant qu'il craqua.
Yolande prononça son prénom comme un supplice, osa l'attirer contre elle, le temps de lui insuffler un peu de réconfort. Il se cachait le visage – ce que tous les garçons sans exception faisaient ici, elle avait remarqué cette propension à dissimuler le malheur même quand on ne le pouvait – et ne dit rien pendant quelque secondes. Tout juste se contentait-elle de prier que personne n'entre dans les cuisines à ce moment.
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La minute effacée - (MxM)
RomanceUn soir de 1994, Mickaël, jeune délinquant de la route, vole une énième voiture. Cette fois sera la bonne pour la brigade qui le prend en chasse. Très vite il est jugé, et emmené dans un centre pour délinquants. C'est là qu'ils se rencontrent. Deux...