19. Douche froide

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L'après-midi se déroula comme dans mes souvenirs. Rythmée de cris de joie , parsemée de rires, de patience, mais aussi de suspens lorsque le bouchon de nos lignes s'enfonçait tout droit dans l'eau. Nous avons pêché jusque tard, jusqu'à ne plus avoir d'appât et jusqu'à ce que le sifflement des moustiques nous donne le signal de partir. Mon père et moi avons décidé de prolonger ce moment de bonheur en rentrant à la maison afin de cuisiner les poissons attrapés. Goujons, gardons, ablettes, préparés avec un peu d'ail, de persil et beaucoup d'amour. Ce fut un vrai festin.

À la fin du repas nous nous installâmes sur le pas de la porte, tous deux assis sur les pierres encore chaudes des marches du perron. C'est une sorte de tradition chaque été. Nous nous essayons là quelques heures, regardant à l'horizon , jetant nos dernières pensées avant que le soleil ne se couche. Je fais abstraction de la bière que mon père tient dans sa main et scrute les lumières rouges et oranges du soleil couchant dominer la vallée du Lot .

On dit souvent que les régions traversées par un fleuve ou une rivière possèdent quelque chose de plus. Une personnalité plus marquée, une âme plus présente. L'eau qui irrigue les terres, leur donne une respiration supplémentaire, étanche leur soif, irrigue leur chair.

Les villages où résident mes parents semblent détenir un secret, comme si le tumulte ne les atteignait pas, comme si tous les sons étaient moins forts.

Et c'est dans ce calme apaisant que je savoure les dernières influences de mon havre de paix. La route du retour sera longue demain. Les au revoir seront déchirants, comme toujours. Ma mère versera quelques larmes. Comme toujours. Semblable à un doux rêve qui s'achèvera bientôt , je sais que je vais devoir affronter la réalité. Le travail, les factures, le vacarme de la ville, ma vie. Je me tourne vers mon père , assis à mes côtés, la tête dans sa main l'air songeur.

— À quoi penses-tu ?

— Du jour où tu as sauté dans le ruisseau.

Je ne peux m'empêcher d'éclater de rire au souvenir de cette fameuse matinée. Un rire franc et bruyant. Que mon père finit par imiter rapidement.

Je n'avais que huit ans, nous pêchions en plein milieu d'un champ où des vaches paissaient tranquillement . Et en quelques secondes, elles se sont rapprochées de nous à une vitesse folle. Curieuses de voir ce que nous étions en train de faire. Prise de panique j'ai effectivement sauté dans le ruisseau. J'avais de l'eau jusqu'au ventre. Mon père me criait dessus, jurant que par ma faute les poissons finiraient par fuir. Ce qui s'est effectivement produit. Mais je ne pouvais pas bouger, je pleurais toutes les larmes de mon corps devant ces naseaux gigantesques et tous ces yeux qui me scrutaient. Très probablement interloqués face à cette petite fille au milieu de l'eau et ses petits cris stridents. Mon père a dû me rejoindre dans l'eau et me porter jusqu'à la rive afin que j'en sorte .

— Tu étais déjà tellement têtue ! J'avais beau te jurer qu'elles ne te feraient aucun mal tu n'as rien voulu savoir !

Ce jour-là nous sommes rentrés bredouilles, mais avec de très belles images restées gravées en nos mémoires.

Nous parvenons difficilement à reprendre notre respiration et quelques larmes coulent sur mes joues à force de rire. J'en ai maintenant mal au ventre.

— Tu devrais venir plus souvent, ton vieux père s'ennuie de toi quand tu n'es pas là.

Je pose délicatement ma tête sur son épaule . J'aimerais, moi aussi, être plus présente. Mais arriverait fatalement l'instant où la réalité des choses me rattraperait et me ferait beaucoup trop de mal. Je préfère la fuite, pour l'instant.

— Et qui sait, peut être que la prochaine fois, ton sixième sens aura su te guider.

Ces quelques mots m'arrachent un soupir. Je l'espère aussi, tellement. Je m'accroche à l'idée que c'est parce que l'intuition est surhumaine qu'il faut la croire. Et parce qu'elle est mystérieuse qu'il faut l'écouter. Et tout ce halo de mystère autour d 'Ethan me pousse à en attendre plus.

J'ai aimé la curiosité qu'il a fait naitre en moi, l'excitation aussi, et sa manière bien à lui de me surprendre dans toutes ces situations rocambolesques . Et tout cela sans jamais le voir. De toutes les façons , au point où j'en suis, je regarderai son ombre s'il ne veut pas que je le regarde lui.

Cette réflexion me donne le courage de sortir mon petit appareil à émotions et de formuler un SMS. Des jours entiers sans un signe de vie, sans un mot. Je ne peux passer ma vie à attendre. Attendre ses messages, ses directives, l'attendre lui.

21h02 Message à Ethan: Aucune nouvelle... Pourtant, il m'aurait fait plaisir d'avoir un message de ta part ...

Je range aussitôt mon téléphone dans ma poche, de peur de l'impact qu'il produira et repose ma tête sur l'épaule de mon père. Détaillant les dernières touches rosées du soleil couchant disparaître derrière les grands chênes de ma vallée adorée. Les cigales se sont tues et seules les clochettes des brebis du champ voisin tintent encore.

Mais un tintement bien différent m'annonce une toute autre nouvelle. Je saisis mon téléphone et clique fébrilement sur ces cinq fameuses lettres.

Ethan : Pourquoi aurais-je dû le faire ? Il me semble que je ne te dois rien .

Et en un seul message , cet homme vient de donner un puissant coup de grâce à mon égo. En six petites lettres, il vient de me confirmer que je n'apercevrai jamais rien de plus que son ombre.

Mon père remarque immédiatement la ride qui s'est formée sur mon front après ce coup fatal. Mon visage qui blêmit, et tout mon être qui se décompose littéralement sur les marches du perron.

— Un problème ?

Je ne dis rien. Il n'y a rien à dire. La chute est trop brutale.

Mais Olivier ne s'arrête pas là, comprenant que quelque chose vient de m'atteindre profondément.

— Eléa, tu me connais, tu connais mon caractère, et tu es ma fille. Nous sommes donc faits du même bois. Tu es forte et surtout très intelligente. Beaucoup plus intelligente que tous ces hommes que tu rencontreras.

Nous ne nous quittons pas du regard, sentant en moi une force grandir et se nourrir de chacun de ses mots.

N'oublie jamais qui tu es, reprends l'avantage.

Les paroles de mon père font alors subitement écho en moi.  Réveillant mon âme et mon esprit jusque là embrumé. À l'entente de son discours, je me sens maintenant plus forte et plus confiante que jamais.

Alors voilà, ce je-ne-sais-quoi qu'il a fait naitre en moi n'est visiblement pas partagé. Je ne ferai pas partie de celles qui patientent en silence, ces groupies transies d'amour qui subissent leurs sentiments . Je les arrêterai, les briderai, je trouverai toutes les muselières du monde s'il le faut.

Il vient de blesser ma fierté en m'avouant à demi-mot que j'étais la seule d'entre nous à espérer qu'il y ait plus. C'était bien évidemment le risque quand on entreprend de faire éveiller des émotions à quelqu'un, et il le savait parfaitement. Mais je ne subirai plus. Demain je serai de nouveau chez moi . Et à partir de demain, je reprendrai l'avantage.
Je me le promets.

Prête à faire face à la réalité, je formule une réponse.

Moi : Qu'il en soit ainsi.

Ethan : Eléa... qu'attendais-tu de moi ? Nous ne sommes engagés en rien . L'accord que nous avons passé n'impliquait pas quelconque forme de « relation ».

Rester dans le contrôle , ne rien dire qui pourrait compromettre l'idée que j'ai en tête.

Moi : Il n'y a aucun souci, Ethan, vraiment . Passe une bonne soirée.

Ethan : Alors tant mieux, à très vite Eléa.

C'est ce que nous verrons.

« Je ne te dois rien » , ces quelques mots me font bouillir une nouvelle fois. Ce revirement de situation et de comportement m'exaspère . Je te donne, mais je reprends.

Et bien moi je ne me donnerai plus.

BreatheOù les histoires vivent. Découvrez maintenant