11. Souvenirs d'antan

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— L'eau n'est pas trop chaude ?

— Non, c'est parfait mon ange. 

Les yeux malicieux de Georges me dévisagent et me sondent allègrement depuis que je suis entrée dans sa chambre ce matin. Essayant de deviner ce que je ne dis pas . Mais son sourire en coin réussit à faire naitre rapidement le mien .

— Georges arrêtez de me regarder comme ça . Le supplié-je en essayant de rester la plus sérieuse possible .

 Mais son rire franc fait échouer ma tentative . Nous nous esclaffons ensemble, échangeant des regards complices qui attestent de notre proximité . Il est vrai que nous nous connaissons bien maintenant . 

— Tu sais , ma petite Eléa, je suis si content de t'avoir rencontré. Et même si Franny n'est pas démonstrative sache que tu comptes tout autant pour elle. 

Sa voix chevrotante me force à me mordre l'intérieur de la joue pour ne pas flancher. 

Tu es la fille que nous n'avons jamais pu avoir et ... 

Son regard rempli d'émotion se trouble et se perd soudainement . Se remémorant certains souvenirs douloureux. Ses yeux cherchent des réponses , comme si celles-ci se trouvaient dans la pièce, juste devant lui. Entre le miroir et le vieux secrétaire en noyer. 

— Vous voulez me faire pleurer n'est-ce pas ? Et bien pour votre information Georges Luquet ça ne fonctionnera pas . 

J'essaie de me concentrer sur ma tâche , essorant le gant de toilette pour la troisième fois, car les larmes ne sont effectivement pas si loin .

— Je n'oserais pas ! Mais il est important de dire aux gens qu'on les aime, tu ne penses pas ?

Je me contente seulement de sourire et d'acquiescer d'un signe de tête. Ces quelques mots me renvoient à ma situation actuelle . Sur quel genre de relation va déboucher l'alliance établie avec Ethan ? Est-ce que nous parlerons d'amour , un jour nous aussi  ?

— Je te dis tout ça , parce que demain c'est notre anniversaire de mariage avec Franny . Trente ans d'union ça se fête ! Elle doit sûrement s'imaginer que j'ai oublié, mais ce n'est pas le cas. J'aimerais lui faire une petite surprise et j'ai besoin de ton aide.

Son air coquin retient mon attention. Je pose la serviette sur l'adaptable et m'assieds au bord du lit. Mes mains se posent délicatement sur mes genoux croisés et j'essaie d'imaginer ce que Georges a en tête.  

— Quel est le plan ?

Le vieil homme se redresse et joint ses grandes mains sur son torse maigre. 

— Lorsque tu viendras demain soir, au lieu de m'aider à mettre ce pyjama hideux . J'aimerai porter ceci .

Georges me désigne la grande armoire  en bois et m'encourage à l'ouvrir . Ce que je fais .  D'une main hésitante, je balaie de mes doigts les différents vêtements étendus sur les cintres. 

Cherche bien, il doit y avoir un costume noir avec une rose blanche brodée sur la poche de devant . 

Je trouve la tenue impeccablement repassée  et la tends devant mon patient. 

— Celui - ci ?

— Oui, c'est le costume que je portais le jour où nous nous sommes mariés avec Franny . 

Georges me fait signe de lui apporter et de regagner ma place .

 Je me souviens  de m'être accroché au fil barbelé qu'il y a juste derrière la propriété . Tu vois celui dont je parle ?

— Celui qui est derrière la niche d'Angus ?

— Celui là même . Je m'y suis accroché juste avant la cérémonie lorsque je cherchais à cueillir une des magnifiques roses de Franny  . J'étais tellement anxieux , j'allais épouser la plus belle fille du village alors tu penses ! Au lieu d'essayer de me délivrer calmement j'ai tiré dessus comme un forcené. Un énorme trou s'est formé au niveau de la poche . J'étais en colère, j'ai hurlé contre ce grillage , contre moi, contre le bon Dieu, contre la vie. 

Hypnotisée par le récit de Georges , Happée par la vigueur et l'émotion qu'il place dans ses mots, je ne peux détourner mon regard de ses mains qui s'agitent au-dessus de lui . 

— J'étais abattu , parce que j'allais me marier dans quelques minutes avec un trou dans la poche. Franny aillait penser que je le la méritait pas, je n'avais pas pu lui offrir le mariage de ses rêves , alors dire oui à un simple paysan avec un trou dans la poche...

Monsieur Luquet marque une pause, replongeant dans les souvenirs d'antan. Il revit le moment qu'il est en train de conter et le désespoir qui l'a submergé il y a trente ans. Je n'ose l'interrompre, je n'ose briser ce moment , même si je ne supporte pas de le voir malheureux . Soudain la commissure de ses lèvres se tend et un petit sourire se forme au coin de sa bouche. 

 — Mais ça ne s'est pas passé comme ça , elle m'a entendu crier et est arrivée à toute vitesse. Dans une simple petite robe blanche en soie . Brodée au niveau du décolleté elle était sublime. Ses cheveux blonds détachés virevoltaient dans son dos, sur ses épaules au gré du vent et au fur et à mesure qu'elle courrait vers moi. Je n'avais jamais rien vu d'aussi beau . Franny a vu le dégât causé par le fil barbelé , mais n'a rien dit . Et d'un calme olympien, elle m'a seulement retiré délicatement ma veste et a disparu à l'intérieur de la maison. Dix minutes plus tard, elle revenait avec cette jolie rose. 

Georges caresse d'une main le travail  méticuleux de sa femme. Cet ornement s'accorde parfaitement au costume et je peux remarquer la finesse de l'ouvrage.  

— Je me suis excusé, penaud lui disant que je n'étais qu'un idiot et qu'un bon à rien . Et tu sais ce qu'elle m'a répondu ? « C'est exactement pour ça que je vais te dire oui Georges. Maintenant, allons nous marier ».

Je déglutis bruyamment,  retenant mes larmes à l'intonation de sa voix. Il vient de citer, dans un murmure presque inaudible,  les paroles de son âme soeur. Avec autant de délicatesse et d'amour que je n'ai jamais entendu et que  je n'entendrai jamais. Nos regards se rencontrent . Le mien brille tandis que le sien devient tout à coup plus dur . 

— Alors demain, je veux avoir l'air d'un Homme. De l'Homme qu'elle a épousé et pas d'un malade qui meurt du cancer. Je veux qu'elle voit en moi de la dignité , bon Dieu ! Pas de la douleur ni de la faiblesse. Je veux que la maladie disparaisse pour une soirée, Eléa, j'en ai besoin et je crois que Franny en a besoin encore plus. 

— Je vous aiderai Georges, c'est promis . 

Un soupir d'apaisement gagne alors mon patient, et nous terminons sa toilette en silence. Mais cette petite lueur d'espoir et d'excitation, elle, ne l'a jamais quitté. 


BreatheOù les histoires vivent. Découvrez maintenant