CHRIS
Trois heures que je scrutais ces foutues rues et toujours aucune trace de Keith ! J'avais passé la main tellement de fois dans mes cheveux que j'étais à deux doigts de devenir chauve. Je fumais encore et toujours, sans jamais compter, en espérant que le tabac calmerait mes nerfs, en vain.
Je me sentais impuissant, une sensation que je supportais très mal. Pourtant elle était belle et bien là, elle me rongeait. Je ne pensais pas, jusqu'à ce soir, que son absence m'affolerait autant, que je serais dans une telle panique, que je m'inquiéterais pour lui, pour qui que ce soit d'ailleurs. Mon indifférence avait foutu le camp et je me sentais démuni face à ce flot violent d'émotions, des ressentis avec lesquels je n'étais pas familier.
Je relativisais pour ne pas être à la merci d'une imagination trop sombre, presque funeste. Je l'imaginais chez un ami, dans un bar, roulant une pelle à un inconnu de passage... tout en dehors d'un endroit médical, hospitalier ou encore crevant dans un petit coin de rue comme un chien abandonné.
Et j'étais énervé. Toujours. Je vivais, chaque jour, tendu, sur le qui-vive, épuisé de devoir jouer un rôle qui ne me convenait pas, trop... humain.
Mais peut-être avais-je commencé à croire à cette entourloupe, à ce moi plus conforme.
Parce que, ce soir, je ne saisissais pas ma façon de penser, ce n'était pas la mienne mais assurément celle de l'autre Chris, et je ne le comprenais jamais. Ni ce qu'il pensait, ni ce qu'il ressentait. Je ne vivais pas son inquiétude, je la subissais ; elle me retournait les tripes, me nouait l'estomac. J'étais impuissant face à moi-même, je devenais mon plus grand mystère ; c'était comme avoir deux personnes dans un unique et même corps... Sauf que la seconde n'existait pas, elle avait été fabriquée de toutes pièces.
Keith n'avait pas dû aller bien loin, pas à pied et dans son état. Mais j'avais beau conduire sur je ne savais combien de miles, mon petit ange ne se trouvait nulle part.
Ce n'était pas son genre d'avoir son portable éteint ; toujours fourré sur je ne savais trop quel réseau. Mais ce soir, il n'y avait pas un snap, pas un tweet ou une instory, juste mon portable tombant directement sur sa putain de messagerie.
Trop accaparé par mon écran, je rentrai de justesse dans le parechoc d'une voiture devant moi en bifurquant sur la 2nd Avenue. Juste une petite collision sans trop de dégât. Une secousse. Mais le freinage avait été assez brusque pour me surprendre et me mettre en état de choc pendant de longues minutes. Je fixai un point invisible devant moi, comme une personne qui viendrait de frôler la mort de peu. Quelqu'un vint cogner contre ma vitre et je repris doucement mes esprits.
Une femme de peut-être une trentaine d'années semblait prête à en découdre ; elle me fixait, les sourcils froncés et ses fines lèvres pincées. Elle attendait que je baisse ma vitre, donnant deux, trois coups à ma vitre quand je semblais prendre trop de temps à son goût.
Il n'y avait pas de quoi en faire un constat et je voulais me débarrasser d'elle le plus vite possible pour reprendre mes recherches. J'hésitai un instant à l'écraser mais il y avait trop de témoins et quelques caméras un peu plus loin ; je ne vis rien de rentable dans cette situation bien que plaisante. L'envoyer se faire foutre aussi me paraissait une bonne solution mais je savais que la meilleure de toutes restait de mettre dans la peau du Chris doté d'une conscience, du Chris... normal.
Plutôt que de baisser ma vitre, je lui fis signe de se reculer pour me laisser ouvrir ma portière. Les traits de mon visage se déformèrent pour arborer l'expression d'une personne désolée.
— Excusez-moi, vous allez bien ?
Au pire des cas, j'étais tombé sur une trentenaire aigrie qui n'avait pas été baisée par son mari depuis des mois, au mieux, elle laisserait couler ; il n'y avait ni dégât matériel, ni dégât humain, je pouvais m'en sortir sans avoir à faire de constat. J'avais beau porté un sweat, l'encre qui remontait sur ma gorge, et les anneaux longeant mes oreilles ne jouèrent pas en ma faveur. Mais j'avais mon sourire, celui du gentil garçon, celui qui mettait en confiance, celui que je parfaisais chaque jour qui passait.

VOUS LISEZ
Be Yourself (Chris)
RomanceChristopher Stone, prénommé Chris, est un étudiant d'art à première vue banale, si ce n'est pour son impulsivité. Il aime faire la fête, boire, et a une énorme passion pour le tatouage. Lorsque son nouveau (co)locataire, Keith Adams, débarque, Chris...