Le retour avait été déterminant. Revenus sur la base au milieu de la nuit pour éviter toute attention indésirable, il se trouva que cela eut l'effet contraire. La base entière sut dans la demi-heure que nous étions descendus. Samir n'avait pas prononcé une syllabe depuis la remontée ; je n'en avais pas fait plus.
Nos supérieurs s'inquiétaient de notre mutisme, mais nous ne décrochâmes pas un mot avant le troisième jour, à tel point que Jordan vint vérifier que l'on ne nous avait pas torturés et arraché la langue lors de notre séjour sur Terre.
La vérité était que nous avions simplement besoin d'être seuls. J'avais fait le choix de m'entraîner en salle de musculation pour me défouler et tenter d'éradiquer toute image du massacre de mon cerveau, tandis que Samir avait décidé de s'enfermer dans sa chambre.
J'étais seule dans la salle, jusqu'au moment où Adrian me rejoignit. Il s'assit sur un banc, près de moi, me regarda un long moment boxer un mur avec toute la violence dont j'étais capable. Je n'avais pas mis de gants. Je voulais sentir mes phalanges s'écraser contre le matériau brut, je voulais que ça brûle, que ça saigne, que ça me fasse pleurer. Il fallait que j'aie mal à l'extérieur, ça me donnait curieusement l'impression d'avoir moins mal à l'intérieur.
Quand je m'arrêtai enfin, des larmes ruisselaient sur mon visage, et mes mains étaient ecchymosées comme je l'avais si ardemment souhaité. Je me laissai tomber aux côtés d'Adrian, qui se racla la gorge.
« Thalia », commença-t-il avec une voix douce. « J'ai besoin de savoir. Qu'est-ce que vous avez vu ? Samir, il veut rien me dire, mais je vois bien qu'il est pas dans son état normal. »
J'avais peur de prononcer ces mots qui me terrifiaient, j'avais peur de raviver l'atrocité des images qui s'étaient offertes déjà plusieurs jours plus tôt à nos yeux désormais désabusés, et qui me donnaient encore la nausée.
Mais je forçai chaque syllabe à s'extraire de ma bouche, et je revis le sang, le sang partout, les yeux ouverts sur un firmament qu'ils ne verraient plus jamais, et les corps glacés aux traits figés dans l'épouvante à jamais, lorsque je soufflai d'une voix tremblante :
« On est sortis. On est descendus. On vient de voir ce qu'ils ont fait. »J'eus un haut-le-coeur.
« Tu ne peux pas imaginer ce que c'est, Adrian. Je n'avais jamais rien vu de tel, et pourtant ce n'est pas faute de m'être renseignée sur ce sur qu'ont pu faire les humains autrefois. »
J'essuyai les larmes sur mes joues.
« Sam.. il ne s'est pas remis de ce qu'on a vu. Moi non plus, d'ailleurs. Crois-moi, tu ne veux vraiment pas de détails. Et... j'aimerais essayer d'arrêter d'en parler, je suis désolée, mais je peux pas, Adrian, je peux pas, putain...
— Je sais que voir la cruauté de ce fils de pute ne peut que te donner la haine nécessaire pour poursuivre notre devoir, et en ce sens, c'est plutôt bon que tu aies pu assister à cela. »Adrian m'avait attirée contre lui et passait sa main dans mon dos avec une régularité apaisante.
« Adrian, je l'ai déjà, la haine. Elle me tord les tripes depuis que j'ai appris tout ce que ce connard a déjà fait. J'avais pas besoin de ... cette horreur pour le haïr viscéralement. »
Mon ami secoua la tête. Inquiet, il demanda :
« Et Samir ? Il va tenir le coup ?
— Je... j'espère.
— Tu as vu son regard, Thalia ? Il faut qu'il fasse quelque chose. Amène le chez le psy de la base - qu'il le veuille ou non, il en a besoin. »Oui, j'avais vu son regard. J'avais vu que la petite étincelle qui y brillait et éclairait mon horizon s'était éteinte. J'avais vu que la personne à laquelle je tenais le plus au monde n'était plus rien qu'une pauvre enveloppe charnelle abandonnée de son esprit.
Je fermai les yeux un instant pour tenter d'arrêter le flot de larmes qui continuait de descendre mon visage, et je soufflai d'une voix rauque :
« J'ai lu un livre, la semaine dernière, de Jane Austen, et c'est drôle parce que c'est un vieux livre mais qu'on peut toujours s'y identifier aujourd'hui ; elle y a écrit que l'amour autorise tous les espoirs. J'ai confiance en Samir. Il s'en sortira. »Adrian fronça les sourcils.
« Ne me dis pas que tu as encore piqué des livres à Jordan ? Il va te trucider quand il s'en rendra compte.
— Il ne s'en rendra pas compte, puisque je les ai déjà remis dans sa bibliothèque », rétorquai-je.Il soupira.
« Il va falloir que tu m'expliques comment tu peux rentrer dans son bureau sans que les gardes te chopent.
— Secret professionnel », lâchai-je avec un sourire narquois au milieu de mes larmes.Adrian leva les yeux au ciel puis le reste de son corps, et me donna une claque virile dans le dos.
« Je te laisse te muscler, crevette. Je dois aller donner des plans à Jordan.
— Des plans de - »Le sourire qui se dessina sur le visage d'Adrian me stoppa dans mon élan.
« Secret professionnel, mademoiselle. »
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INTEBIAN
Science FictionDans un monde tombant en ruines où la misère et les exécutions font partie du quotidien, sept factions sous l'autorité d'un dictateur sanguinaire contrôlent et formatent la moindre pensée en tenant le peuple par les technologies, la terreur et la di...