27 | Le verre d'alcool

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          Ma proposition d'aller boire une verre alors que nous nous trouvions dans (pardonnez la vulgarité) le trou du cul du monde était totalement déplacée, mais c'était la seule idée qui m'était venue dans l'instant. J'aurais dû y réfléchir avant, mais la migraine qui m'avait prise tout le long de la journée m'avait rendue incapable de réfléchir rationnellement. J'étais quasiment certaine que le bureau de Kyhan était infesté de micros et caméras, mais ça m'était sorti de l'esprit.

           A l'entente de ma proposition, Dave comme Kyhan secouèrent la tête négativement.

« Non, mon coeur, nous devrions nous en occuper maintenant, je pense. »

         Un froncement de sourcils qui, je l'espérai, échapperait aux caméras, fut déclenché par les mots qu'employa Dave à mon égard. C'était la première fois qu'il m'appelait comme ça, et en plus d'être un fantastique coup de com' pour ceux qui nous observaient, ce geste me donnait un sentiment étrange. Je réalisai avec dégoût de moi-même que j'étais heureuse qu'il l'ait dit. Alors que je m'apprêtais à oublier celui que j'aimais vraiment, mon cerveau en faisait des siennes et essayait de me convaincre que je pourrais être comblée avec un autre.

« Le sérum de fertilité, donc », reprit Kyhan avec un ton extrêmement sérieux, cette fois. «Dîtes-moi, vous essayez depuis combien de procréer, si je peux me permettre ? »

        Le rouge s'étala sur mon visage. Je n'avais pas besoin de miroir pour en être certaine, la gêne me brûlait les joues. Dave se chargea de répondre. Sans se démonter, il affirma :

« Depuis plusieurs mois. Trois ou quatre. Depuis qu'elle a emménagé avec moi. »

        Kyhan mâchonnait le bouchon de son stylo bille en faisant de petites rotations régulières à  l'aide de son fauteuil.

« Bon, bon... »

         Je me décidai à intervenir.

« En fait, nous aimerions passer une commande spéciale. Je sais que ma mère a connu une grossesse très difficile, alors j'aimerais obtenir également du sérum. Pour oublier la douleur et les difficultés engendrées par l'enfantement, tu vois ? Nous sommes prêts à mettre le prix, n'est-ce pas, Dave ?

— Absolument, chérie. »

        Un nouveau spasme me secoua le coeur.

« Thalia, je ne te connaissais pas très bien, mentit Kyhan, mais au nom de notre ancienne vie, je tiens à t'offrir les deux produits. »

        Mes yeux sortirent de mes orbites.

« Vraiment ? C'est excessivement généreux ! »

       Il secoua la tête l'air de dire : mais non, c'est rien, enfin. Je le menaçai :

« Je n'accepte que si tu viens prendre un verre avec nous ! C'est maintenant ou jamais parce qu'après, je n'aurais plus le droit ! »

       Un large sourire vint découvrir ses dents.

« Très bien, je me rends ! Il nous reste un tas de choses à nous dire, j'ai l'impression ! »

[...]

       Maintenant que j'étais certaine que nous avions réussi, la peur me nouait le ventre à l'idée d'oublier tout ce que j'avais vécu avec Samir. Seule la culpabilité m'empêcha de fondre en larmes. J'avais de la chance, après tout ; cela faisait des années que Kyhan avait développé le sérum, et il était de plus en plus performant. A présent, on pouvait fixer l'oubli sur une partie spécifique de notre mémoire, ce qui n'avait pas été le cas pour les premiers à expérimenter le produit. Ma mère en avait fait les frais ; malgré tous nos efforts, nous n'étions pas parvenues, ma petite soeur et moi, à se rappeler à elle. En oubliant notre père, elle avait effacé tout ce qu'elle avait partagé avec lui. Ses filles incluses.

         Au fond de moi, j'étais soulagée qu'elle nous ait oubliées, Beatriz et moi. Elle n'aurait pas supporté, après avoir perdu son mari lors d'un attentat, d'abandonner l'une de ses filles au tedrak, et l'autre à une mission suicide sur Terre. Il était étrange de se dire que j'allais suivre la trace de ma mère malgré tout le mal que ce sérum avait pu me causer. Si je me réduisais à cette extrémité, c'était parce que nul dans mon ancienne vie n'avait désormais besoin de moi, je ne courais plus de risque à les oublier eux aussi.

        Samir avait sans doute fait mon deuil, Adrian avait sa femme et ses autres amis, et il ne me restait plus de membre familial proche. Et dans tous les cas, Dave serait là pour me rappeler ma mission ; je lui avais confié des informations dont j'aurais pu avoir besoin après le traitement, au cas où j'en aurais partiellement perdu la mémoire. Plus le temps passait plus il était évident qu'il me fallait prendre le sérum ; mon passé devenait trop lourd à porter, mon amour également, et je ne pouvais me permettre de faire un seul faux pas de plus dans la situation où je me trouvais.

        Kyhan faillit me causer une attaque en m'interrompant au milieu de mes pensées par une exclamation tonnante :

« Bah alors, tu bois pas ? Je croyais qu'on venait fêter ta grossesse ! »

         Il me fit un clin d'œil, et je lui répondis par un sourire niais parce que j'étais absolument incapable de parler. Ok, nous avions trouvé Kyhan. Ok, au milieu du brouhaha qui régnait dans la taverne, on avait réussi à lui expliquer pourquoi on voulait le sérum d'oubli et surtout pas celui de fertilité. Ok, il allait m'en procurer et même rester à mes côtés pendant la procédure. Mais quelque chose que je m'étais refusée à accepter pendant longtemps ne pouvait plus être nié, et il fallait que ça sorte. Il n'y avait plus rien qui puisse démonter tous les signes qui s'accumulaient sur la pile de : oh-merde-c'était-donc-ça. Il fallait que ça sorte, je ne supportais plus d'être la seule à porter le fardeau.

         J'étais vraiment à court d'idées pour l'annoncer en préservant mes auditeurs, alors je repoussai le verre posé sur la table face à moi, et je lâchai simplement d'une voix blanche :

« Hé, les gars, vous savez quoi ? Je suis enceinte. »


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