21 | Le poids des remords

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      Des larmes salées ruisselaient le long de mes joues, victimes jetées par dessus bord de mes yeux brûlants. Jae, en me tombant dessus, m'avait fait chuter au sol. J'avais été bien incapable de me relever, et son poids n'était pas ce qui me retenait au sol. Inconsciemment, je m'étais mise à me balancer d'avant en arrière, les yeux fermés, comme berçant le corps immobile et déjà frigorifié de Jae. J'avais les mains pleines de sang qui avait giclé lorsque la lame avait embrassé sa peau, et je grelottais de toutes parts, possédée par un chagrin ineffable et une haine couplée à un dégoût grandissant envers moi-même.

       J'avais tué un homme. Je venais de faire disparaître son esprit à jamais. Son enveloppe charnelle ne remuerait plus jamais à cause moi. Il était là, mais en lui, la lueur avait cessé de briller. J'avais mis fin à tout ça. Son âme s'était éteinte, ou enfuie, peu importe. J'avais tué un homme.

       Cette vérité implacable me prenait à la gorge, me retournait les tripes, et les larmes avaient beau continuer de couler, imprégnant mon T-shirt et la tunique de l'assaillant de douleur liquide, elles ne me permettaient en rien d'évacuer les sentiments qui me bombardaient l'esprit. J'étais incapable de voir le temps passer, je ne comprenais pas que personne dans le bar ne soit apparu, alerté par les cris puis le silence, mais après tout, les clients étaient tellement bruyants et la pièce devait être particulièrement bien isolée si elle avait été construite à des fins de meurtres ou tortures. 

        Pourquoi lui avoir demandé son nom ? était la question qui revenait le plus souvent. Si seulement je l'avais tué en inconnu total, je n'aurais pas souffert autant, c'était certain ! Qui était-il ? Avait-il une famille qui dépendait de lui ? Etait-il mercenaire parce que c'était le seul moyen qu'il survive ?  Les questions se suivaient les unes aux autres et mon corps était toujours coincé sous la montagne de muscles et de remords. Jae était jeune, et je lui avais enlevé ses plus belles années et toutes celles d'après. Rien ne pouvait rattraper mon geste. 

        La tête de mon assaillant était retombée sur mon épaule, et le regarder me donna un nouveau haut-le-coeur. Il avait les yeux révulsés, le menton recouvert de sang déjà séché et les lèvres écartées dans un rictus effrayant. Je fermai les yeux pour échapper à la vision mais c'était trop tard, elle s'était imprimée sur mes rétines, et mes pauvres paupières ne faisaient pas le poids, cette fois. Cette vision était encore pire que celle de l'attentat dans lequel la sœur de Samir avait perdu la vie. Pourtant, cette fois, la victime m'était inconnue, et elle était seule. Mais cette fois, l'assassin, c'était moi.

[...]

          Le temps passait et je n'avais toujours pas trouvé de solution ; quand mes larmes s'étaient enfin taries, je m'étais extraite d'en dessous du corps de Jae, puis je m'étais mise à chercher une solution pour maquiller la scène de crime. Dans tous les cas, un mort de plus ou de moins ne poserait aucun problème au gouvernement, j'étais même convaincue que ça l'arrangerait, mais je n'avais pas envie de me faire repérer par la population. Je commençai par regarder dans les étagères s'il pouvait y avoir quoi que ce soit d'utile, mais elles étaient seulement remplies de livres.

           Il y avait bien longtemps que je n'en avais pas touché, mais ce n'était pas le moment. Je continuai à avancer le long des rangements muraux, et aperçus des cartons dans le coin. Je les ouvris avec précipitation, et en retirai toutes les armes. Par chance, l'un d'entre eux était assez large et long pour pouvoir y cacher un homme replié sur lui même. Je l'attrapai.

            Je rejoignis ensuite l'autre extrémité de la pièce et me mis à fouiller les poches de la tunique du garçon, tentant autant que possible d'éviter de regarder ses yeux absents et le sang qui le recouvrait. La gorge serrée, je passai de poche en poche en clignant rapidement des yeux. Lorsque je mis la main sur un paquet de cigarettes, je poussai un soupir de soulagement. S'il fumait, il avait sans doute un briquet.

             Il me vint à ce moment-là la pensée qu'il était étrange que les humains consomment ce qui les détruisait le plus. Jae était encore dans sa prime jeunesse et il se perdait dans une vie de criminel, et malgré tout je me haïssais de la lui avoir enlevée. La sensation du métal froid sur ma peau lorsque mes doigts rencontrèrent le zippo me ramena à ma première préoccupation : nettoyer le chaos qui régnait désormais dans le petit salon.

            Concentrée sur une manière de m'en sortir, je ne pleurai pas. Je retirai la tunique du garçon, mais ne touchai pas à ses sous vêtements, que le sang n'avait pas atteint. Je saisis la pièce de tissu tachée de larges auréoles bordeaux et épongeai l'hémoglobine qui maculait le sol, puis j'allumai le briquet et y mis le feu. Mon cœur se serra à l'idée de faire brûler les livres, ces trésors de savoir et de valeur monétaire. J'en avais fait une pile près de la tunique, puis j'avais alimenté le feu feuille après feuille, jusqu'à  ce que le foyer soit suffisamment important pour que la pièce entière puisse s'embraser.

           Je commençais à avoir  du mal à respirer, et les fumées tournoyaient dans toute la pièce, alors je m'attelai à la dernière tâche nécessaire : se débarrasser du corps. Avec le plus de délicatesse possible, je pris le corps de Jae dans mes bras, me faisant asperger de sang s'enfuyant de la plaie béante. Je le déposai ensuite dans le carton, puis refermai ce dernier en espérant qu'il tiendrait le coup du déplacement. Mon tee-shirt était recoloré par le rouge, mais je ne pouvais plus me permettre de perdre du temps. Je suffoquais.

          Le carton entre les bras, je me ruai vers la porte et la poussai avec un violent coup dans la poignée. La panique se fit entendre dans le bar alors que je m'enfuyais, bousculant tous ceux qui se trouvaient sur le passage, faute de voir quelque chose. Je tirai parti du capharnaüm général et des fumées qui esquintaient la vision pour sortir de l'établissement. Une fois dehors, les muscles ankylosés et le sang coupé par le poids de l'homme que je portais, je pris une seconde pour réajuster le paquet, puis continuai ma course. C'était une chance que Dave ait choisi un quartier si misérable, à moitié abandonné ; je ne croisai pas âme qui vive.

           Par chance également, le quartier était proche de marais totalement désertés, ceux-là  mêmes par lesquels j'étais arrivée trois mois plus tôt. Je pris la direction de ces derniers, persuadée que ce serait le meilleur endroit pour dissimuler un corps. Après une marche douloureuse ponctuée par une respiration sifflante, j'arrivai enfin à mon but.

          Là, achevée, je trébuchai et tombai à genoux, toussant, à bout de souffle. Une violente douleur abdominale me plia en deux et je rendis tripes et boyaux. Comme à chaque fois que cela se produisait, mes yeux se mirent à  brûler et des larmes vinrent rejoindre le vomi au sol. Le monde chancelait devant mes yeux et je me remis avec difficulté sur pieds, uniquement portée par la certitude qu'il fallait éliminer le corps du mercenaire, et vite.

           Prenant une grande inspiration, je sortis Jae du carton déchiré de part en part et le fis s'embourber sous un tronc mort. Je regardai son visage s'enfoncer dans la boue jusqu'à  ce qu'on n'en vit plus rien, et je m'écroulai au sol.

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