5 | La mission

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      Ma voix était fébrile quand j'osai prononcer les mots qui me brûlaient la bouche.

« Si je puis me permettre, quelle sorte de mission, mon Commandant ? »

      Jordan croisa les bras.

« La sorte de mission qui peut s'avérer délicate. Je veux que vous vous rapprochiez de Thurel Ilhan. Je veux que vous vous fassiez engager dans l'une de ses factions. Je veux que vous soyez compétente au point qu'il vous veuille comme bras droit. »

       Un hoquet de surprise me prit. Je m'attendais à tout, sauf à cela. La dangerosité de cette mission était certaine ; je savais que je devais réussir, ou j'en mourrais.

« Avec tout mon respect, Monsieur, je crains devoir vous signaler que votre projet me semble quelque peu.. irréalisable, Monsieur, fis-je remarquer précipitamment.
— Oh, oui. Elle prendra du temps à réaliser et aucun résultat n'est garanti. Mais voyez-vous, nous n'avons pas d'autre solution. Nous sommes d'une faiblesse inouïe face à Ilhan. Dîtes-vous qu'il possède le monde. Nous ? Juste une base et quelques milliers de résistants. »

      Il pencha son buste au-dessus du bureau encombré de dossiers et m'expliqua avec gravité :
« Nous n'avons aucune chance. Si ce n'est celle là. Introduisez vous dans son système, dans sa tête. Débrouillez-vous pour monter les échelons le plus rapidement et brillamment possible, faites-vous remarquer. Vous en êtes capable. Je comptais laisser Samir prendre votre relais pour s'occuper de l'entraînement de vos hommes, mais il ne sera sans doute pas guéri avant votre départ. Trouvez quelqu'un de confiance et donnez-lui votre place. »

       Il se ré-enfonça dans son fauteuil puis reprit brièvement la parole.

« Ceci dit, ladite personne n'aura votre poste que le temps de votre mission », ajouta-t-il dans un sourire qui se voulait rassurant.

      Je savais que je n'en reviendrais pas.

« Quand partirai-je, Monsieur ?
— Ah ! s'exclama-t-il. Voilà une bonne question. Sans doute demain. Avec un peu de chance dans une semaine. »

       Je me retirai en silence, achevée par l'entrevue. C'était une mission-suicide. Avec un peu de chance, j'allais pouvoir collecter une ou deux informations avant de me faire épingler et d'être exécutée.

       Enfin, peut-être était-ce une réelle chance pour moi, un cadeau du ciel, ou simplement un heureux hasard ; j'allais enfin pouvoir me rendre vraiment utile et mourir pour la cause qui m'importait tant.

[...]

       Cela faisait déjà douze heures que Jordan m'avait prévenue de mon départ, et je n'en avais toujours pas parlé à Samir. J'étais incapable d'aller le voir, et si c'était en plus pour lui annoncer que je partais, je me serais sans doute écroulée. Je me refusai de me diriger vers sa chambre.

        Après tout, je n'étais pas essentielle à sa vie. Il allait se remettre de mon départ, et il se porterait sans doute mieux en me sachant perdue d'avance. Je n'étais plus rien qu'un numéro à sacrifier pour sauver le plus grand nombre. Si cela signifiait le sauver lui, alors je renonçais à mon existence en un battement de cils. Je pris la décision de ne prévenir personne de mon départ.

     Je m'étais assise contre les baies vitrées de la base côté sud, après ma discussion avec Jordan, à observer de haut ce qu'il restait de notre civilisation. La boule en suspens qu'était notre base surplombait en ce moment la forêt amazonienne, pratiquement totalement détruite du fait des activités humaines.

       Alors que je regardais avec tristesse le peu de végétation qui avait survécu à la stupidité de l'espèce humaine, la pluie commença à s'écraser à grosses gouttes sur le monde. J'imaginai des vagues d'eau volant sur les côtés des quelques routes goudronnées encore existantes lorsque de rares voitures arrivaient à toute vitesse dessus.

       Le tonnerre résonna en moi, et le ciel noir à l'image de mon humeur s'éclaira encore d'éclairs de colère, aussi foudroyants que la lueur dans les yeux de Samir quand il était énervé. J'aimais plus que tout ces soirées où les éléments se déchaînaient, où ils montraient toute l'ampleur de leur puissance, et, Ô Dieu ! que j'aurais aimé pouvoir exprimer mes pleurs aussi ostensiblement que les cieux le faisaient !

       J'aurais aimé déverser ma souffrance, ma colère, ma rage d'être ce que j'étais et de vivre ce que je vivais dans des étendues qui s'étendant à perte de vue, et salir de mes larmes leur bonheur, voler la place au soleil qui brûle toujours, toujours, qui brûle tout et tout le temps. J'aurais aimé, même pour un court moment, pouvoir me vider de tout ce qui me détruisait, d'inonder le monde de mes tourments, même s'il était déjà bien trop dévasté. J'aurais aimé faire le vide en moi, et je souhaitai même pendant un bref instant ne plus rien ressentir.

        Tout ce que je voulais, c'était oublier tout ce qui me reliait à Samir ; avec un peu de chance, cela me permettrait de me consacrer corps et âme à ma mission sans être sans arrêt distraite par son souvenir. Il fallait que je l'efface, qu'il disparaisse. Il fallait que dès maintenant, je coupe les liens.

       Il fallait que je parte sans le lui dire ; ce serait bien moins douloureux pour lui comme pour moi. Je me relevai, tremblante, mais déterminée.

        Le départ se ferait au moment où le ciel sera du même rouge que la poitrine d'Ilhan quand j'en aurais fini avec lui.

       Le silence s'était doucement fait dans la base ; je devais être resté plantée devant le spectacle du ciel et de la Terre depuis plusieurs heures. Ce fut le bruit que faisait mon coeur qui battait fort, si fort, comme s'il voulait ré-affirmer mon existence, qui me sortit de mon songe éveillé.

      Il battait comme jamais, et pourtant j'avais l'impression de me sentir mourir de l'intérieur. Comme si plus rien ne me maintenait en vie. Plus rien, ou plutôt plus.. personne.

      Je m'autorisai les derniers pleurs de mon existence alors que j'écrivais une lettre sur un bout de papier que j'avais volé dans la réserve. Une fois la lettre signée, je l'apportai à Jordan et le priai de la donner en mains propres à Samir après mon départ.

[...]

Je pars définitivement. N'espère pas me revoir. Surtout ne crois pas que cela ne me fasse rien. Je sais que mes mots peuvent paraître froids, mais j'ai pris ma décision. Pense à toi, surtout. Trouve quelqu'un qui sera capable de te rendre heureux, remplace-moi. Oublie-moi. Essaye de te remettre rapidement, puis dès que ce sera le cas, prends ma place. J'ai laissé mon commandement à Adrian le temps que tu puisses reprendre des responsabilités.

Je t'aimerai toujours, mais toi comme moi, on sait qu'en temps de guerre, il y a des hommes qui doivent se sacrifier. Et si je dois faire partie de ces hommes, alors je l'accepte.

» Thalia.

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