12 | La musique

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      Quand je me relevai, je ne regardai pas même l'espace d'une seconde Ilhan. Je me tournai vers Stéphane, qui avait pris une position de soldat au garde à vous. Pleine de rage, je laissai enfin partir la gifle qui me démangeait depuis tant de temps. Stéphane en fut soufflé. Projeté au sol par l'impact qu'il n'attendait pas, il se frotta la joue et se releva, ivre de colère, semblant vouloir me battre au sang.

      Le rire métallique d'Ilhan nous stoppa dans notre confrontation.

« Tu as du tempérament, Thalia. J'aime cela. »

     Il se tourna vers Stéphane et le congédia d'un geste de la main. Ce dernier, rouge de l'affront que je venais de commettre, s'inclina, puis me lança un regard meurtrier avant de tourner les talons.

      Lorsque les portes claquèrent derrière lui et tous ceux qui étaient avec nous dans la pièce — ils avaient été également congédiés —, Ilhan commença à défaire son voilage. Nous étions en face à face, à peut-être un mètre de distance, et alors qu'il enlevait des épaisseurs, je commençais à apercevoir des traits familiers.

       Il prit la parole tout en continuant de se dévoiler.

« Tu es une femme. Mais tu n'es pas n'importe quelle femme. Je veux que tu travailles avec moi. »

      Cette fois, son visage était à découvert, et il prononça sa dernière phrase en me regardant plus intensément que personne l'avait jamais fait. Ses pupilles d'or étaient fixées dans les miennes, et je lus en elles qu'Heraí ne plaisantait pas. Je tentai tant bien que mal de réprimer le frisson qui me prit à l'idée d'avoir réussi. D'avoir réussi si vite, si facilement.
Jordan avait eu raison de croire en moi, finalement. J'allais réussir, et pour de bon.

      Incapable de prononcer un mot à l'annonce d'Ilhan, je fis à la place une révérence qui parlait d'elle-même. Un sourire éblouissant fleurit sur les lèvres de Thurel Ilhan. Et je ne pus empêcher mes lippes de s'étirer à leur tour.
C'est alors que je réalisai que la beauté était le plus sûr moyen de gagner à coup sûr quelqu'un à sa cause. Le sourire d'Ilhan aurait pu rallier la Terre entière à ses idéaux.

      Il descendit de son piédestal et s'approcha de moi. Arrivé à ma hauteur, il me tendit la main comme le ferait un homme invitant une cavalière à danser.

      Alors je lui donnai ma main. Je le laissai m'entraîner de l'autre côté de la pièce, au travers de la porte par laquelle il était entré, et quand nous arrivâmes dans la pièce adjacente, je souris.

      Je souris parce que c'était de mise, je souris parce que j'avais réussi.
Je souris parce que le jeu ne faisait que de commencer.

[...]

       Samir faisait les cent pas devant le bureau de Jordan. Voilà une journée qu'il tournait en rond comme un tigre en cage, hésitant à toquer à la porte ou à renoncer. Les gardes, bien que statufiés, le suivaient du regard d'un air incrédule.

      Le jeune homme se prenait régulièrement la tête entre les mains avant de la rejeter en arrière et de souffler longuement. Il fallait qu'il reste calme. Il lui restait une autre option. Neutraliser les gardes, et entrer dans le bureau de Jordan, puis le neutraliser à son tour. C'était risqué, mais faisable.

Non, pensa-t-il. Il ne faut pas se précipiter. Le moment propice se présentera bien assez tôt.

       Sous le regard médusé des gardes, il fit un demi-tour sec et se dirigea en direction du stock.

[...]

      La pièce était spacieuse, et son style gothique rappelait fortement celui de l'église que nous venions de quitter. Ilhan avait le sourire aux lèvres. Il était difficile de considérer cet homme comme ce qu'il était — un meurtrier — alors qu'il semblait si bienveillant. Il m'invita à m'asseoir au creux d'un large canapé rouge carmin alors qu'il s'installait dans un fauteuil noir charbon en face moi.

      Ses cheveux en bataille, lui donnaient cet air de génie totalement fou. Ses yeux dorés avait un effet frappant, et je parvenais difficilement à détacher mon regard du sien. 

« Thalia, entama-t-il. Tu as un je-ne-sais-quoi qui te rend fascinante. Je veux que tu travailles avec moi parce que j'ai besoin de ce charme. »

       Il me sourit de toutes ses dents étincelantes et je remarquai que sa cicatrice blanchit dans l'étirement de ses joues.

« J'ai besoin de ton charme, et je suis convaincu que tes paroles seront capables de faire des miracles. »

      Il s'était levé et dirigé vers une chaîne Hi-Fi. Fouillant au milieu d'une caisse pleine de CDs, il en tira finalement une pochette dont il extrait un disque. Il l'inséra dans le lecteur.

« Et quand bien même ce ne serait pas le cas, je sais que tes mains le pourraient. La torture est un art qui mérite d'être pratiqué par les plus habiles. »

     Un frisson d'épouvante me prit. Heraì appuya sur la touche START et la musique prit vie. Le moment où les premières notes résonnèrent marquèrent le début de ma perte de contrôle. Je n'étais plus capable de me concentrer sur ce qu'Ilhan venait de me dire. Il avait parlé d'âme, et de mains. Et de torturer. Mais la musique prenait le dessus et les mots s'effacèrent de ma conscience. L'acoustique de la pièce était extraordinaire. Je réalisai que je n'avais pas eu l'occasion d'écouter beaucoup de musique depuis mon arrivée sur la base, mis à part la sonnerie peu musicale des interventions.

     La mélodie prit le dessus sur tout le reste. Elle allait crescendo. Chaque seconde devenait plus intense et je fermai les yeux. Je laissai ma tête retomber sur le dossier du canapé, exaltée. La mélodie prenait possession de moi, je perdais tout contrôle sur ma propre personne, et je n'avais pas le droit de m'abandonner, car Ilhan était là et c'était probablement la personne la plus dangereuse sur Terre, mais la musique était tellement entraînante que je ne pouvais m'empêcher de me perdre en elle et j'avais peur mais je n'étais plus capable d'arrêter le processus et — je n'avais plus aucun contrôle.

        Pendant les cinq minutes que durait la mélodie, je ne fus plus moi-même, je ne fus plus personne. Ilhan, lui aussi, semblait transporté. Il avait le dos collé au mur face à moi et je voyais ses yeux bouger sous ses paupières au rythme de la musique.

       Nous n'étions plus que deux animaux  répondant sans pouvoir s'en défendre à un appel millénaire. Le pouvoir de la musique était ineffable. Quand la musique s'arrêta, j'avais le coeur battant et les joues roses. Ilhan ouvrit enfin les yeux et me fixa. Il savait tout aussi bien que moi que la mélodie nous ayant touché tout aussi profondément l'un et l'autre, nous étions forcement liés. D'une manière ou d'une autre.

      Il se rapprocha de moi à pas de loup. Son regard se fixa dans le mien, et encore une fois, sa profondeur semblait révéler toute ma vulnérabilité. Mon reflet dans l'or étincelant qui illustrait ses prunelles me renvoyait l'image d'une jeune femme fragile. Je ne supportai pas cette vision.

    Il fallait que je me débarrasse de ma plus grande faiblesse. Il était temps que je trouve Kyhan.

INTEBIANOù les histoires vivent. Découvrez maintenant