18 | La cellule, le bar

55 5 24
                                    

Samir était assis sur le semblant de lit que la cellule contenait. C'était le seul meuble de la pièce, qui était si étroite que la simple présence du vieux matelas semblait remplir la moitié de l'espace disponible. Cela faisait trois jours qu'il était à l'isolement et il sentait que son cerveau était à la limite de basculer à nouveau dans la folie.

La nuit, qu'il peinait à distinguer du jour - seulement indiquée par l'absence du rai de lumière sous la porte, les couloirs et cellules étant plongées dans l'obscurité la plus totale dès 22h - était sans aucun doute le plus difficile. La nuit, il entendait les autres détenus hurler ; certains le faisaient éveillés, d'autres semblaient souffrir de cauchemars exécrables. La nuit, Samir sentait tout son corps se tendre ; il n'aimait pas être dans le noir. Il se sentait vulnérable à n'importe quel prédateur. La nuit, les souvenirs revenaient le hanter, et la peur venait s'installer à son aise dans tous les recoins de la cellule.

La nuit, il sentait la folie rôder autour de lui, comme hésitante à s'emparer de lui dans l'immédiat ; après tout, elle l'avait déjà fait, mais le menacer était beaucoup plus amusant. Le premier isolement avait été bien moins long que celui auquel le garçon s'était cette fois exposé, mais il en avait tout de même gardé des séquelles. Des acouphènes revenaient régulièrement le hanter au beau milieu de la nuit, et ce, même bien après sa sortie de la geôle. Au début, à sa sortie des cachots, il refusait que qui ce soit ne le touche. Chaque contact, chaque son le faisait sursauter, et souvent il secouait violemment la tête, pensant que les voix ou les présences étaient des hallucinations.

Samir avait peur, cette fois, en entrant dans la cellule, bien que le faisant la tête haute. Il avait peur, parce que cette fois, il savait ce qui l'attendait. Il avait peur, parce que cette fois, il n'y passerait pas quelques semaines mais quelque mois, et qu'il doutait fortement d'en sortir sain d'esprit.

[...]

J'ouvris la fenêtre grinçante. La rue et le ciel étaient colorés de mille tons grisés s'accordant parfaitement. Il avait plu ; je fermai les yeux, inspirant profondément, me délectant de l'odeur qui me montait au nez. Il était curieux de se rendre compte à quel point la Terre et la base étaient différentes. Les odeurs, les visions, les matériaux, la nourriture et les comportements étaient diamétralement distincts entre les deux endroits.

Je pris conscience à ce moment-là que de vivre sur Terre m'avait affreusement manqué. Tout semblait plus réel, ici-bas. Malgré la pollution, malgré la misère et la destruction, la planète bleue m'était infiniment plus agréable que les structures immaculées de la base. Sur Terre, j'avais l'impression de redevenir une humaine qui pouvait disparaître du jour au lendemain, dans les territoires abandonnés, dans les montagnes désertées et dans les dernières forêts debout.

Sur le globe, je me sentais infiniment plus libre que dans le huit clos qu'était la base. Cette dernière avait été un véritable havre de paix pendant cinq ans, mais je m'y étais sentie oppressée, en vérité, et je le comprenais seulement maintenant. Il y avait tellement longtemps que je n'avais vu la pluie tomber en sachant que je pouvais me faire tremper... j'attendais impatiemment la prochaine averse comme un enfant pressée de sauter dans les flaques.

J'attendais la prochaine averse, et j'attendais le retour de Dave ; il était parti vers huit heures au quartier général de la faction, ayant des responsabilités qu'il ne pouvait pas fuir. J'avais choisi de rester pour réfléchir. Il me fallait penser aux signes que Kyhan avait peut-être laissé à ses potentiels clients pour qu'ils puissent le retrouver. Il y en avait forcément.

Je décidai de sortir en ville. C'était la première fois depuis mon arrivée chez Dave que je sortais seule. J'avais besoin de cette solitude. Aller boire un verre au bar de la petite ville me permettrait de me changer les idées - l'alcool était pour l'instant la seule chose qui avait prouvé fonctionner-, et ce, en ayant de grandes chances d'entendre par dessus l'épaule des conversations concernant des affaires illégales. Ma décision étant prise, je me dirigeai vers la chambre que je partageais désormais avec Dave, et fouillai dans mon sac de munitions.

J'avais dérobé tout un arsenal d'armes blanches dans les stocks de mon compagnon ; parmi elles, j'attrapai un petit poignard au manche boisé décoré d'entailles irrégulières. Je glissai lentement la lame sur mon pouce pour en tester l'affilage, et elle m'entailla aussitôt, me décidant à choisir l'arme parmi toutes les autres. Sa tenue était agréable, et l'on sentait que la lame avait vécu, malgré son tranchant tout aussi performant. Je souris. L'arme était à mon image : petite, discrète. Performante quand on en faisait bon usage.

Je sortis de l'appartement sans que mon sourire ne disparaisse et je me mis en direction du bar du quartier.

[...]

Il me suffit de poser le pied dans le bar pour comprendre que j'étais un visiteur atypique. Premièrement ; j'étais une femme. Deuxièmement, je n'étais pas habillée d'une tunique mais d'un pantalon cargo militaire et d'un T-shirt noir, ce qui dénotait sérieusement au milieu du tourbillon de couleurs qui s'étalaient sur les habits des consommateurs. Je m'approchai du comptoir et commandai une bière. Je sentais les yeux se fixer sur moi. Indifférente à leur désapprobation, j'empoignai ma choppe et en liquidai une bonne partie. Je me mis à observer les murs délabrés du bar, qui avaient été recouverts de diodes lumineuses ; ces dernières affichaient les prix des commandes. Je fis semblant de m'y intéresser le temps que les clients reprennent leur conversation. Le barman, un jeune d'une vingtaine d'années (il semblait avoir à peu près mon âge), servit l'homme accoudé à côté de moi, puis me lança un sourire timide.

Je lui souris en retour ; il n'en était pas conscient, mais il était le seul inconnu ayant semblé accueillant à mes yeux. Mis à part ceux de Dave et d'Ilhan, je n'avais eu l'occasion de voir de sincères sourires depuis mon arrivée sur Terre. Ce simple geste avait eu le pouvoir de me dérider. Je pris une gorgée de plus de ma bière, cette fois en la savourant. Mes yeux se baladaient sur les étagères murales face à moi, regardant les verres de toutes les formes et de toutes les tailles, ainsi que les marques des bouteilles proposées. Je remarquai sans le regarder directement les yeux du barman posés sur moi. Au bout d'un certain temps, je tournai la tête vers lui et lui rendis son sourire. Il s'approcha alors de moi en me tendant une nouvelle bouteille de bière.

« Merci », murmurai-je en l'attrapant.

Je lui tendis des pièces, mais le garçon refusa d'un hochement de tête. Il ne m'adressa pas la parole mais resta face à moi, et me fixa alors que je continuais à boire. Je tendais l'oreille dans l'espoir de percevoir quelques mots qui me mettraient sur la piste de Kyhan, mais les conversations qui me parvenaient étaient d'une banalité à mourir. Je plongeai mon regard dans celui du barman, d'un brun aux reflets oranges saisissant, et pendant de longues minutes, le contact ne se rompit pas ; seuls nos battements de paupières témoignaient de notre conscience. Nous étions figés, deux statues de marbre au milieu du tumulte, des éclats de rire et des bruits de choppes qui s'écrasaient contre les tables après chaque nouveau cul-sec.

Alors que je commençais à penser que seul notre endormissement aurait pu rompre cette immobilité, ce fut le jeune homme lui-même qui brisa le charme. Ses lèvres charnues remuèrent lentement.

« Je te reconnais. »

INTEBIANOù les histoires vivent. Découvrez maintenant