INTEBIAN

28 | L'explication

             J'avais fixé mon regard sur Dave au moment de l'annonce. Ses yeux étaient sortis de leurs orbites, et il avait avalé de travers sa gorgée de bière ambrée. La situation était comique, avec Dave qui recrachait ses poumons, et Kyhan qui lui tapotait gentiment le dos pendant que le barman continuait à servir des shots sans broncher face à nous. Mine de rien, entrer dans un bar après ce qui c'était passé avec Jae m'avait fait un sacré coup à l'intérieur. Sans trop comprendre quel sentiment s'était mis à l'oeuvre, j'avais pourtant très clairement senti une boule au ventre se former progressivement.

« Eh bah... », ricana mon vieil ami en disant tout haut ce que tout le monde pensait tout bas, « c'est la merde ! »

           Je me passai une main sur le visage. Avoir laissé échapper la nouvelle me faisait un bien fou. Pourtant, ça ne changeait rien à la situation ; j'étais en cloque d'un enfant dont j'allais oublier le père.

« Finalement, vous avez donc bien essayé ! » s'amusa Kyhan.

          Je secouai la tête, livide. J'aurais préféré que l'enfant soit celui de Dave. Comment lui expliquer lorsqu'il serait en âge de poser la question  - si tant est que nous survivions jusque là   - que je ne savais rien, ou du moins, plus rien de son père biologique ? Dans tous les cas, je m'en voulais infiniment d'avoir attendu tout pour accepter la réalité ; j'étais désormais condamnée à  mettre au monde un enfant. Les trois mois règlementaires étaient dépassés depuis plus de quatre semaines, et avorter dans l'illégalité était trop sévèrement puni pour en prendre le risque. Curieusement, alors que toutes les excuses étaient bonnes pour tuer de nouveaux citoyens tous les jours, on protégeait encore la vie des foetus.

          Sans doute était-ce dans le but d'obtenir de nouvelles générations de tueurs de sang-froid. L'éducation des enfants de nos jours n'appartenait quasiment plus aux parents. J'abhorrais l'idée de lui offrir le genre de vie auquel nous avions droit. Les maladies, les injustices et les exécutions seraient monnaie courante dans sa vie ; je n'étais même pas sûre que cet être en formation puisse un jour connaître le bonheur. Enfanter dans de telles conditions, c'était soit le fruit d'une réflexion incroyablement égoïste, soit d'une malchance dingue.

          Dave s'était pris la tête entre les mains. D'une voix étouffée, il demanda :

« Thalia ? C'est ce qui t'est arrivé ce soir-là, hein ? On t'a violée ? »

         S'il y avait une chose à laquelle je ne m'attendais pas, c'était cette réflexion. En y réfléchissant, cette conclusion que Dave avait tirée des événements n'était pas stupide. C'aurait pu être le cas, étant donné que ma rencontre avec Jae avait eu lieu un peu moins de deux semaines auparavant. Un test de grossesse aurait pu tourner positif. Seulement, les vomissements avaient commencé bien avant. D'autres signes ne trompaient pas : depuis deux semaines, mon ventre avait peu gonflé, mais suffisamment pour faire naître des soupçons, et l'absence de mes règles depuis un certain temps - même si elles étaient ordinairement très irrégulières et le mouvement que j'avais ressenti deux jours plus tôt, le premier, avaient été les preuves définitives.

         Dave continuait.

« Merde, j'en étais sûr, t'avais ces grosses traces dans le cou, comme si on t'avait étranglée pour t'empêcher de bouger... Et tu tremblais, quand je t'ai touchée après que tu sois rentrée... Putain, c'est pas vrai... Je vais le tuer, le bâtard qui a fait ça ! »

        Je me réveillai soudainement.

« Non, non, Dave, attends, tu m'as mal comprise. Je suis enceinte depuis un certain temps. Depuis que j'ai quitté la base, en fait. »

       Même à l'autre extrémité de la table, je pus sentir tout son corps se détendre. Kyhan se racla la gorge.

« Ouah, les gars, je vous aime bien mais c'est le bordel dans votre couple ! Je comprends rien. Elle te trompe et tu lui dis rien ? Elle s'est fait violer et tu le savais pas ? » demanda-t-il en se tournant d'un air éperdu vers Dave.

          Je rectifiai :

« Non, je suis enceinte de l'homme qui partage ma vie. Dave et moi vivons seulement ensemble. Et je me suis pas fait violer, ah, putain, vous comprenez ça ? »

           Kyhan fronça les sourcils.

« Thalia, tu viens de me perdre encore plus ? C'est qui ce mec qui partage ta vie si c'est pas Dave ? A ce qu'il me semble, vous portez bien des bagues identiques, non ?  »

           Dave releva enfin la tête.

« T'es bouché mon pote, ou quoi ? Pourquoi est-ce que Thalia est sur Terre à ton avis ? »

           Il baissa la voix.

« Ca te dit quelque chose, une couverture ?

— Ah ! s'écria Kyhan. Je comprends. Mais c'est qui, ton gars, Thalia ?

— Celui avec qui tu m'as connue avant que je parte. »

           Kyhan souffla. J'étais estomaquée par la confiance que Dave semblait accorder à mon vieil ami, qu'il avait pourtant rencontré seulement quelques jours auparavant.

« Ouah, ok, c'est vraiment la merde. »

           Je lui souris.

« Et tu sais pas tout. C'est lui que je dois oublier. »

           Mon ami leva les yeux au ciel. Dave n'avait cessé de s'enfiler des shots d'alcool depuis qu'il avait appris pour l'enfant, et ses joues étaient désormais d'un vermillon prononcé. D'une voix bourrue, il m'interrogea :

« Si cette personne  - que je présume être un homme au vu de la taille des ecchymoses que tu avais sur le corps - si elle ne t'a pas violée, qu'a-t-elle fait ? Il faut je le sache, Thalia. Tu dois me faire confiance. »

         J'ouvris la bouche mais seul du silence s'en échappa. Mes battements de coeur résonnaient comme une musique à mes oreilles alors que des sons, étonnement, formaient des mots malgré le fait que mon esprit plane à cent mille kilomètres.

« Il a tenté de me tuer. »

         Dave sauta de sa chaise.

« Je te demande pardon ? »

         Kyhan avait une mine consternée.

« Ok, j'abandonne... Vous êtes trop bizarre ! »

          Je me levai à mon tour et retint Dave en le serrant dans mes bras. Un peu plus, et il aurait shooté dans la table que nous partagions. Je sentais la colère monter en lui, les veines palpitant sur son front avec violence en étaient témoins.

« Calme toi. Il est mort. »

            La chaleur de son corps contre le mien me rendait fébrile.

« Et c'est censé me rassurer ? » chuchota-t-il à mon oreille.