23 | Le réveil à la réalité

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          Le bruit des balles. Les corps qui tombent, les cris de douleur, et pourtant, le silence assourdissant entre chaque nouvelle détonation. Le sang qui coule, coule sur le sol pavé, qui coule jusqu'à atteindre son petit corps recroquevillé sur le sol. Les gémissements de douleur, l'odeur métallique du sang, l'odeur doucereuse de la poudre, l'odeur infâme d'urine et de défécation qui monte aux narines. L'odeur de la transpiration des personnes autour de lui ; l'odeur de la peur. L'odeur des proies qui se font abattre les unes après les autres, impuissantes.

          Le cauchemar qui revenait le hanter tous les soirs s'interrompit tout à coup pour basculer sur un autre souvenir tout aussi douloureux.

          Ses grands yeux noisette qui papillonnent. Le sang poisseux qui dégouline de sa bouche sur son menton, son regard qui se perd dans les étoiles et qui n'en redescend plus, ses doigts qui cherchent à attraper ceux du garçon. Sa main d'albâtre qui mène celle de son frère vers son ventre, qui lui fait percevoir la vie qu'elle porte, et qui s'éteint en même temps que la sienne. Le sourire délicat qui vient pour la dernière fois effleurer ses lèvres écarlates.

            Les doigts qui se resserrent une dernière fois autour de ceux du garçon, les paupières qui battent une dernière fois, et enfin un dernier râle qui vient clore une bouche et une existence. La douleur physique qui prend le petit garçon au cœur, la douleur qui le précipite au sol, la tête courbée retombant sur le matelas, en appui sur la taille du corps dont la poitrine ne se soulève plus. Les larmes qui ne cessent pas de couler, les larmes que le garçon redoute ne jamais pouvoir tarir. Les larmes qui tentent de laver l'esprit du petit homme de toute la souffrance et de l'impuissance qu'il ressent mais qui ne font que d'imprégner le dessus de lit.

           Les bras qui viennent étreindre l'enfant par derrière, l'odeur rassurante de la chevelure blonde qui vient se confondre à celle de sa sœur. La douleur qui déchire le corps du garçon en deux ; le susurrement régulier à son oreille qui ne parvient pas à le calmer, et les larmes chaudes qui quittent son organisme jusqu'à ce qu'il ne lui reste plus assez d'eau pour en former.

            Le corps pris de convulsions de plus en plus violentes, Thurel Ilhan gémit dans son sommeil, un prénom au bout des lèvres répété comme dans une berceuse.

« Chiara, Chiara... Non.. Chiara..! Chiara... Ne me quitte pas ! »

            Dans un dernier sursaut, il se retourna dans son lit, les joues recouvertes de larmes et le cœur battant à toute allure.

[...]

  Je m'éveillai brusquement lorsque Dave frappa à la porte. Au bout d'une heure sans avoir entendu de bruit à la salle de bain, il s'était mis à s'inquiéter.

« Ca va, ça va ! » lançai-je au travers de la pièce. « Je me suis juste endormie. »

          Je sortis de l'eau, frigorifiée, attachai mon étui de poignard à la cuisse et empoignai le peignoir posé sur le lavabo. Nouant à la va-vite la ceinture, je sortis de la salle de bain pour rassurer Dave. Il était collé à la porte, visiblement toujours inquiet.

« Ca va, je te promets ! » lui assurai-je avec un sourire franc.

         Il me rendit mon sourire.

« J'espère bien. »

       Je relevai les yeux vers lui :

« Dave, je meurs de faim. Est-ce qu'on aurait quelque chose à manger ? »

       Il hocha la tête.

« Je vais te faire quelque chose, va te reposer en attendant.

— Non, je tiens à t'aider. Je suis pas fatiguée.

— Arrête de déconner, Thalia, t'es crevée ! Et tu es bleue ! Va donc te réchauffer ET te reposer, tu en as bien besoin », répliqua-t-il en me frictionnant la peau avec le peignoir.

       Je rendis les armes : « Bon, ok. »

       Puis je traînai les pieds jusque dans la chambre, où je me glissai sous les couvertures du large lit. En vérité, je ne voulais pas pour tout l'or du monde me retrouver seule. Seule avec mes pensées et la terrible réalité qui s'imposait forcément à moi ; j'étais une meurtrière, et je ne méritais pas d'être en vie. Les évènements de la journée me semblaient si flous que j'avais l'impression de les avoir vécus en rêve, et pourtant l'odeur du sang de Jae persistait au creux de mes narines, me rappelant perpétuellement quelle ordure j'étais.

       J'enfouis ma tête sous le drap, espérant noyer mes souvenirs dans l'odeur enivrante de Dave, mais l'odeur métallique du sang finit par reprendre le dessus, comme s'il m'avait tachée l'âme, de manière à ce que ni l'eau ni le savon ne puissent le faire disparaître. J'étais embourbée dans l'hémoglobine de celui que j'avais fait sombrer au milieu des marécages. Chacun de nous avait tué l'autre, au final.

        Peut-être que cette constatation allait apporter à l'âme de Jae le repos qu'il attendait, peut-être qu'il allait cesser de me hanter lorsqu'il se rendrait compte que moi aussi j'étais morte, et que je m'étais d'une certaine façon aussi tuée moi-même en lui portant le coup fatal. En réalisant cela, il réaliserait qu'il avait exécuté sa part du contrat, qu'il avait mené à bien sa mission. Il m'avait tuée.

         En réalisant cela, il comprendrait que de tuer n'avait jamais fait partie de mes plans, qu'il n'avait été que la victime des circonstances et de ses propres choix. En réalisant cela, il comprendrait que j'étais profondément désolée que le sort ait fait tomber cette sentence sur son destin, et que si j'étais incapable de ressentir quoi que ce soit à  l'instant, c'était parce que je venais d'assassiner une part de moi, celle qui le pouvait.

        Tout à coup, je compris ce qui m'attendais ; tout à coup, je compris ce qu'il fallait que je fasse. Je sortis la tête des draps, fermai les yeux, inspirai longuement, glissai la main le long de ma cuisse et empoignai le petit manche tailladé.

        Au moment où j'allais me planter la lame étincelante du poignard dans la poitrine, la voix de Dave retentit dans l'appartement.

« C'est prêt, Thalia ! On peut passer à table. »

INTEBIANOù les histoires vivent. Découvrez maintenant