La planque de Kyhan était somptueuse. Il était évident qu'il ne se chargeait que d'un certain type de clientèle, au vu de l'étalage des richesses qu'il avait fait pour convaincre son public. Perdu au milieu d'un dédale de grottes dans les montagnes, il fallait connaître l'endroit ou s'égarer très loin de la civilisation pour le trouver. Son coin était aménagé en plusieurs alcôves dont les murs intérieurs étaient recouverts de lambris. Le bois clair semblait de très bonne qualité. Il y avait longtemps que je n'avais pas vu d'aussi beau.
Je ne pus m'empêcher d'aller prendre un longue respiration contre les parois pour en percevoir l'odeur. Elle était délicieuse. Néanmoins, il m'était douloureux d'imaginer qu'on eût encore coupé plus d'arbres simplement pour un revêtement intérieur. Le luxe s'étalait aussi entre les rainures du lambris, comblées par de l'or, du vrai. L'ambiance était étrange à l'intérieur de ces alcôves, comme détachées de la réalité décrépie d'au-dehors.
Un serviteur habillé d'une tunique multicolore extrêmement recherchée nous avait fait asseoir, Dave et moi sur des sofas d'un brun intense. Malgré son visage jovial et sa prévenance, il était évident que d'accueillir gentiment les visiteurs n'était pas son seul job. Le relief était habilement camouflé sous les décorations colorées qui bariolaient sa tunique, mais le renflement sur la cuisse ne me trompait pas ; il avait un étui à poignard là-dessous. De plus, la très large carrure du serviteur n'était sans doute pas là pour meubler l'absence d'autre personnel.
Ainsi que me l'avait confirmé Dave, l'emplacement était très largement connu au sein des plus hautes sphères du gouvernement ; ce dernier ne cherchait pas de poux à Kyhan pour la simple et bonne raison que l'institution même dépendait de ses talents. Elle n'hésitait par ailleurs pas du tout à y faire appel au vu et au sus de la population, qui elle était sévèrement punie pour tout contact avec des dealers du marché noir. Le plus généralement, on organisait des pelotons d'exécution et on décimait les familles des fautifs pour faire bonne mesure.
Je mesurais bien la chance d'avoir le grade de Dave qui se portait garant de moi, ainsi que celle qu'avait eu ma mère, des années auparavant, qui avait obtenu du sérum d'oubli avant que le marché ne soit aussi réglementé. Aujourd'hui, obtenir quelque chose de Kyhan relevait de l'impossible, étant donné sa popularité et la surveillance de la consommation de ce genre de produits. Par chance, encore une fois, le grade de Dave nous permettait beaucoup. Nous n'avions pu décliner ma véritable identité à l'avance de peur que des mouchards ne nous trahissent, et je redoutais que Kyhan ait une réaction trop virulente en me voyant, mais malgré tout, je me sentais relativement en confiance dans son antre.
Dave et moi n'avions pas ouvert la bouche le temps de l'attente. Il n'y avait pas d'horloge dans la pièce, alors les secondes et les minutes filaient entre mes doigts sans que je ne m'en rende compte. Une migraine violente me terrassait la cervelle, alors je décidai de fermer les yeux cinq minutes. Ma tête bascula sur l'épaule de Dave qui, passant un bras derrière mon dos, me serra dans une étreinte réconfortante.
J'ouvris les yeux bien plus tard que prévu, quand Dave me secoua légèrement pour me réveiller en douceur. Le serviteur nous avait fait signe de nous avancer vers la grande porte du même marron que celui des canapés à l'autre bout de la pièce. Je me frottai les yeux, baillai silencieusement, puis Dave et moi nous levâmes de concert.
Une fois arrivés devant la porte, Dave me lança un regard inquiet.
« Tu es sûre qu'on peut lui faire confiance ? » me questionna-t-il, la main en suspens contre la porte.
Je hochai la tête. Je ne doutais pas de Kyhan. L'homme aux mille secrets saurait bien tenir un seul des miens. Ou j'aurais de quoi le faire plonger avec moi dans l'hécatombe. Après un dernier frémissement de la main qui trahissait son anxiété, Dave frappa à la porte.
[...]
Après qu'une voix assourdie nous ait intimé d'entrer, Dave avait poussé la porte sans poignée. Dès que nous passâmes le seuil, je levai les yeux vers le plafond, attirée immédiatement par le lustre doré qui dégageait une lumière incroyablement blanche dans le bureau. Mis à part le lustre et des dorures qui décoraient les murs de motifs abstraits, le bureau de Kyhan était blanc du sol au plafond. Assis dos à nous, en train de taper à toute vitesse sur un clavier, Kyhan semblait agacé. Il nous indiqua que nous pouvions nous asseoir sur les chaises disposées face à lui, ce que nous fîmes, et enfin, il se retourna d'un coup rageur dans le pied pivotant de son fauteuil.
Sans relever la tête des papiers qu'il avait en main, il demanda :
«Vous êtes là pour le truc qui sert à avoir des gosses ? »
Dave me fit les gros yeux, visiblement peu convaincu par le vocabulaire qu'employait mon ancien ami. Je pouvais lire clairement dans son regard :"es-tu certaine que ce type-là est le bon Kyhan ?"
« Oui, effectivement, balbutia le blond, nous avons entendu parler de votre sérum de fertilité, et ma femme et moi comptions -
— Oui, oui, sérum de fertilité ou machin pour procréer là, c'est du pareil au même, tant que ça fait son boulot, on s'en fiche. »
Kyhan leva enfin les yeux sur nous et faillit en tomber de sa chaise.
« Woah, mais qu'est-ce que tu fais là, Thalia ? »
Il avait la main plaquée contre son coeur, lui donnant une allure dramatique qui collait parfaitement au personnage. Je me précipitai de l'autre côté du bureau, le serrant dans mes bras avant qu'il ne dise quelque chose d'autre qui me coûterait très cher. Maintenant Ilhan savait que nous nous connaissions. Je l'embrassai sur la joue et fourrai ma bouche contre ses cheveux pour éviter qu'une caméra puisse lire sur ma bouche s'il y en avait une de planquée dans la pièce.
« T'as des mouchards ici ? »
Lorsque je desserrai l'étreinte il me fit un grand sourire et hocha la tête positivement.
« Je croyais que tu étais morte ! »
Je lui souris à mon tour.
« Et moi donc ! Dis moi, quand j'avais entendu parler du dealer Kyhan, j'aurais jamais cru que c'était le Kyhan qui habitait au bout de mon ancienne rue, hein Dave ?
— Incroyable, vraiment ! » lâcha ce dernier avec un manque de conviction qui me donna envie de l'étrangler.
Pour couper court à la discussion surveillée, je proposai :
« Et si on allait prendre un verre entre anciens voisins ? On parlera business plus tard, hein ? »
VOUS LISEZ
INTEBIAN
Science FictionDans un monde tombant en ruines où la misère et les exécutions font partie du quotidien, sept factions sous l'autorité d'un dictateur sanguinaire contrôlent et formatent la moindre pensée en tenant le peuple par les technologies, la terreur et la di...