4 | La nouvelle

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      Je m'étais engagée tôt dans le Mouvement. Presqu'à son commencement, en fait. J'avais eu la chance d'avoir eu pour père un ami du fondateur du mouvement. Bien qu'étant une femme, j'étais montée en grade rapidement. Ayant travaillé quelques années dans l'armée de mon pays d'origine, je possédais déjà un entraînement costaud, ce qui avait poussé Jordan à me charger de former les plus jeunes recrues avec l'aide de Samir, lui aussi entraîné.

      À l'armée de la Résistance — surnommée la jiakra — on montait en grade en fonction de nos compétences, pas de notre argent ni de notre sexe, ce qui nous donnait déjà un avantage sur les commandants de la milice d'Ilhan. Tous les résistants n'étaient pas forcément présents sur la base. Certains vivaient dans le monde d'en-bas mais faisaient de réguliers rapports sur les actions ou projets de Ilhan et des rumeurs qui couraient les rues à Jordan ou aux généraux de la jiakra.

      Depuis deux mois, je faisais partie de ces généraux. Les autres se nommaient respectivement Loan Jordan Junior — le fils du dirigeant du mouvement —, Adrian Davis, Ilayda Yılmaz, Sofian Benyssa, Jack Dean, Maxime Petit, Aki Takahashi, et Juan Rodríguez.

       Nous étions tous d'anciens militaires employés par différents pays. Nous formions les volontaires à se battre et à mener des actions contre les sept factions, aidés dans notre tâche par des seconds. Samir était le mien.

       Le combat ne se faisait pas seulement de cette manière. D'autres sympathisants du mouvement soutenaient la Rébellion en détournant de la nourriture pour les troupes et autres habitants de la base, ou en nous apportant des denrées plus rares, comme le savon ou le papier.

       À l'idée de voir des Résistants descendre pour faire des raids sur Terre, ma gorge se noua. Mais je stoppai mes larmes avant qu'elles apparaissent ; j'avais des responsabilités parmi les plus importantes du Mouvement Rebelle, je n'avais pas le droit de baisser les bras. Je me devais de garder une contenance. J'avais souri, presque ri avec Adrian, mais en réalité je ne savais même plus si j'étais encore capable d'être heureuse. Ce qui était sûr, c'était que je pouvais au moins faire semblant.

       Je me levai brusquement, me passai l'avant-bras sur le front pour en chasser la sueur, et traversai les allées de la salle de musculation qui s'était bien remplie depuis le départ de mon ami en encourageant mes soldats et soldates.

       Je tentai de ne pas laisser transparaître mes émotions sur un visage censé représenter l'autorité. Je ne voulais pas leur montrer, que moi aussi, je perdais espoir, que bientôt j'allais moi aussi commencer à envisager la seule échappatoire encore disponible. Mais quant à mourir, autant le faire pour une bonne cause, n'est-ce pas ?

      Je n'avais pas le droit d'abandonner. Je n'étais pas un soldat lambda. J'étais général. Mes hommes avaient besoin de moi.
Je devais rester debout, jusqu'au bout, pour eux ; rien n'est plus encourageant que de voir celui qui vous dirige supporter les tâches qui lui incombent avec dignité et courage.

[...]

       Jordan, le chef du mouvement rebelle, me convoqua trois jours après notre retour d'en-bas. Après m'avoir invitée à m'asseoir, il me regarda longtemps par dessus ses lunettes en écaille avant d'enfin se mettre à parler.

« Thalia. Je ne sais pas ce qui vous a pris, mais vous saviez aussi bien que moi que vous n'auriez pas dû aller voir cette immondice qu'Ilhan a pris plaisir à commanditer. Et bien que je ne sache pourquoi, Samir s'est trouvé beaucoup trop affecté par la vision de ce bain de sang. Vous n'auriez pas dû l'amener. Vous le connaissez. Vous ne me rendez pas service. Il ne pourra plus vous seconder.
— Monsieur, je ne pouvais pas lui refuser ce voyage. Je sais qu'il était irrationnel de l'y amener, et je suis prête à endurer votre sentence si vous voulez me condamner pour mon imprudence, mais sa soeur y est morte, Monsieur. Et il se rétablira, croyez-moi. Il en ressortira plus fort que jamais. »

       Jordan ferma les yeux et renversa sa tête en arrière, la calant délicatement sur le dossier de son fauteuil.

« L'amour... commença-t-il avec un profond soupir. L'amour est père de tous les chagrins. Et Heraí l'a compris. »

       Malgré ma tête baissée en signe de repentir, je sentis son regard se fixer sur moi. Après avoir pris une longue inspiration, il reprit avec plus de véhémence.

« Disons que je pardonne votre... irresponsabilité. Pour cette fois. Je ne peux me permettre de perdre Samir et puis vous — je sais ce que vous allez dire, il s'en remettra, mais qui sait, peut-être que cela lui prendra des années. Je connais les dommages que peuvent causer ce genre de vision, mon amie ! Samir n'est pas fait du même bois que vous... »

      Son regard se perdit dans le vide, et l'espace d'une seconde, j'eus l'impression qu'il allait se mettre à pleurer.

       Il sourit avec un air d'infinie tristesse, et je remarquai que son visage semblait se marquer de plus en plus de rides, comme si la gestion de la Résistance lui avait volé vingt ans.

« M'enfin, c'est pour cela que nous sommes ici, n'est-ce pas ? Pour empêcher Ilhan de recommencer ce genre d'actions.. »

Il se repositionna dans son fauteuil.

« Je ne vous exécuterai pas, si c'est cela que vous entendiez. Je n'ai pas l'habitude de prendre de si barbares mesures. Vous resterez sous mes ordres et vous aiderez à la libération du monde.
— Bien, Monsieur. »

      Jordan fouilla parmi les piles de dossiers qui encombraient son bureau, et laissa échapper un « ah !» satisfait en mettant enfin la main sur l'un d'entre eux, le seul dont la couverture était rouge vermeil. Il en extrait une feuille sur laquelle on pouvait voir apposé la trace d'un tampon "confidentiel". Il la contempla un instant, relut les quelques paragraphes qui la composaient en hochant la tête au fur et à mesure de sa lecture, puis finit par reposer la feuille sur le bureau et la fit glisser vers moi avec un sourire navré.

« Je ne vous exécuterai pas. Mais je vais vous punir. J'ai une mission pour vous, Thalia. Cela impliquerait votre départ de la base. »

      La tension était palpable dans la pièce. J'avais l'impression que la pression de l'air écrasait littéralement mes poumons.

       Quitter la base, c'était abandonner mon seul semblant de maison. C'était quitter le lieu que j'habitais depuis maintenant plus de cinq ans. C'était quitter mes amis, le peu de famille qu'il me restait, et quitter Samir.

       Quitter la base, c'était la quitter pour ne pas en revenir.

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