3 | Les souvenirs

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      Il me fallut quelques dizaines de secondes pour me reprendre et me rappeler pourquoi j'étais venue dans la salle de musculation. Une fois lancée, je passai de machine en machine, mais malgré toutes mes tentatives, je ne parvenais plus à effacer l'image de Samir défaillant de ma tête.

       Je me rappelais de son regard vague, et de la manière dont il avait crié. De toute sa voix, de tout son être, il avait hurlé de douleur jusqu'à les briser tous les deux. C'était plus que de la colère qui l'envahissait, qui nous envahissait, notre perte était bien trop grande pour un si insignifiant sentiment, non, c'était un désir de vengeance qui faisait palpiter nos tempes d'une pulsation meurtrière.

        Je me rappelais de l'avoir vu tomber à genoux, dans l'expression la plus profonde d'un désespoir si ultime qu'on ne pourrait l'exprimer. Je me rappelais de la manière dont il avait fini par sombrer, le visage contre le sol à la froideur tellement semblable à celle des corps étendus à deux pas de nous.

       Son corps rendu misérable par la désolation se confondait avec les ombres de la nuit au point que l'on aurait pu croire que les larmes étincelantes qui continuaient de briller sur ses hautes pommettes faisaient partie des nombreux astres étoilant le soir. Je me souvins de la force avec laquelle il avait serré mes doigts quand, enfin, il s'était relevé. Et je me souvins de son regard, qu'il avait posé sur l'horizon, qui semblait s'embraser de haine.

      Et je savais que jamais, jamais, je ne pourrais effacer ce souvenir morbide. La seule chose qui me permettait de ne pas abandonner totalement restait Samir. Je n'avais jamais tenté aussi fort de me rappeler de nos derniers moments passés ensemble, en-bas.

      Je fermai les yeux, puis lentement je vis apparaître sous mes paupières des explosions de couleurs, et la teinte rougeâtre d'un ciel dans l'aurore. Je revis nos corps étendus dans un champ de blé. Je revis sa main attraper la mienne pour la première fois. Je revis son visage se rapprocher du mien et ses lèvres se poser sur les miennes.

       Seulement Thurel Ilhan avait tout changé, et je savais que plus jamais nous ne pourrions vivre dans un tel semblant de paix et de bonheur. Ilhan, ou Heraí - ce qui signifie cruauté dans notre langue - décida un jour qu'il devait régir le monde.

       D'après ce que nous avions pu apprendre de sa montée au pouvoir, il avait acquis un grande influence dans de nombreux pays, parce qu'il était l'élite des agents secrets de la principale coalition mondiale. Il était tellement doué et adulé par les leaders politiques qu'il avait réussi à faire créer des services secrets mondiaux divisés en plusieurs factions afin de surveiller tous les opposants aux libertés fondamentales, terroristes et tueurs en série - ce qui était plutôt ironique quand on savait ce qu'il avait ensuite accompli.

       Il était inconnu du grand public. Mais il profita de son influence dans les hautes sphères ; les factions qui servaient d'abord les idéaux des gouvernements les plus puissants de la planète prirent du pouvoir et commencèrent à mener des actions en son nom. Les grands de notre monde ne savaient comment réagir - ils ne pouvaient se permettre de perdre Ilhan, mais son comportement devenait dangereux pour eux tous.

       Les sept factions créées par Ilhan devinrent finalement totalement indépendantes, et les puissances mondiales commencèrent à réellement s'inquiéter quand il y eut des victimes parmi des proches de leurs dirigeants. Elles n'étaient non pas tuées, mais enlevées. Personne ne savait où les hommes d'Ilhan les emmenaient, ni le traitement qui leur était réservé. La menace sur des êtres aimés est le moyen le plus efficace d'obtenir ce que l'on veut, et cela, Thurel Ilhan l'avait compris.

       Ce fut ce qui lui permis d'asseoir son pouvoir sur le monde. Grâce à cette méthode, il écrasa tous les importants régimes avec une facilité déconcertante, sans jamais que personne ne le voie. Puis il chargea les six autres factions de se charger des nations les moins importantes. En fait, les sept factions étaient tenues chacune par une dizaine de personnes, sauf la septième, qui était seulement l'affaire d'Ilhan et d'un partenaire que personne ne connaissait.

      Les différentes factions se chargeaient de la propagande, de l'éducation, de l'économie, de la politique et de réprimer les révoltes. La plupart se contentaient d'organiser régulièrement des massacres de masse, sans raisons apparentes, sans avoir été confrontés à des révoltes - comme si, en fait, le simple fait de tuer leur plaisait.

       L'une des premières mesures d'Ilhan avait été de rétablir la peine de mort dans le monde entier, et de se constituer une armée pour la répression. Les gens qui y étaient engagés étaient soit des fidèles, soit des personnes compétentes engagées de force sur lesquelles on laissait planer la menace de faire du mal à des personnes qui comptaient pour eux.

       Ilhan tenait donc le monde d'une main de fer au travers d'une dictature aux lois draconiennes. On y interdisait presque de respirer. Ce que je ne parvenais pas à comprendre, c'était pourquoi. Pourquoi avait-il besoin de cela ? D'écraser le monde entier ? Était-ce pour lui un moyen de battre sa peur de l'oubli ?

       Mais se rendait-il compte qu'un jour, personne, personne, ne serait là pour se souvenir de lui, comme personne ne se souviendrait de Hitler, de Pasteur, de Mozart, d'Olympe de Gouges, de César, de Robin Williams, ou de George Sand, tout simplement parce qu'il n'y aurait plus personne dans l'univers ?

       Lui qui ne croyait en rien était terrifié par la mort, j'en étais certaine. Mais cela n'excusait en rien les horreurs qu'il perpétrait, et c'était bien pour cela que je m'étais engagée dans la Résistance.

       Un jour, il payerait de sa vie le prix de celles qu'il avait raccourci.

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