20 | Les hallucinations, l'assassinat

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             Samir se prit la tête entre les mains, se recroquevillant sur lui-même en position de foetus. C'était la deuxième semaine de son incarcération ; il le savait car au prix d'une douleur intense, il avait arraché l'une de ses dents de sagesse et avait tracé une entaille chaque jour qui passait sur le mur contre lequel son matelas était accolé. C'était la deuxième semaine de son incarcération, donc, et les hallucinations commençaient pour de bon.

              Dès son réveil, il avait commencé à fixer le mur abîmé. Il l'avait fixé pendant des secondes, des minutes, des heures. Au départ, il s'était forcé à compter, puis au bout d'une heure, huit minutes et vingt-trois secondes, il avait cessé. Il n'en était plus capable ; les chiffres tourbillonnaient dans sa tête sans avoir le moindre sens, le moindre ordre, tout se mélangeait et bientôt il ne fut même plus capable de comprendre les syllabes qu'il prononçait à voix haute dans l'espoir de reprendre contrôle sur son propre esprit.

            Le mur avait d'abord commencé à bouger devant ses yeux puis l'ensemble de la pièce s'était mis à tanguer ; l'air ne parvenait plus à ses poumons et son cerveau était privé d'oxygène. Des taches noires s'étaient ensuite étalées devant sa vision, et il s'était effondré tout son long sur le vieux matelas, incapable de tenir de debout une seconde plus. Samir priait avec ce qu'il lui restait de forces que l'isolement ne le rende pas fou, terrifié de ne jamais sortir de la prison mentale qu'il s'était construit malgré lui. Il avait redoublé de stratagèmes pour échapper au silence, à la dure solitude et à la froideur glaciale de la prison, et pourtant, rien ne semblait être efficace assez longtemps.

             Les chants que lui avait appris ses parents ne comblaient en rien le vide sonore autour de lui, compter le nombre de griffures sur le mur ne faisait que de l'effrayer encore plus à l'idée du temps qu'il lui restait derrière les barreaux, retenir sa respiration le plus longtemps possible sans avoir rien pour mesurer le temps qui passait n'avait aucun intérêt, dormir était impossible, et frotter ses mains contre ses membres gelés n'était que d'un réconfort éphémère. Tôt ou tard, la réalité lui revenait en pleine face, et alors, des larmes d'impuissance lui montaient aux yeux.

            Plusieurs fois, il avait déliré ; était-ce à cause de la fièvre qui l'avait pris ou de l'insoutenable solitude, il n'en savait rien. La première semaine, il avait vu sa mère au bout de son matelas tendre délicatement la main vers lui, comme si elle voulait attraper la sienne. Il avait eu envie de croire à cette vision, elle était si belle, si réconfortante aux creux de sa geôle si froide, si inconfortable et si solitaire.

            Il avait tendu sa main à son tour pour la toucher, mais lorsqu'il avait atteint la matérialisation de sa mère, ses doigts avaient avaient seulement attrapé un courant d'air glacé. Face à la terrible vérité, il était resté stoïque, amorphe, incapable d'amorcer le moindre mouvement. Il avait ravalé ses larmes et s'était collé dos contre le mur gelé en quête d'un quelconque support matériel.

            Depuis ce jour-là, il avait vu Thalia à plusieurs reprises. Celle-ci était apparue plus vraie que nature, plus belle que jamais, et son apparition avait même adressé des mots à Samir. Ce dernier était plus mal en point qu'il ne l'avait jamais été. Il était recroquevillé sur un coin de son matelas, serrant ses genoux entre ses bras, les mains cloquées par les plats brûlants jetés dans la cellule sur lesquels il ne pouvait s'empêcher de se précipiter à chaque fois.

            Son visage blanchâtre était creusé par le manque de nourriture et de sommeil, et en dessous de ses yeux fiévreux s'étaient dessinées de larges cernes violettes qui lui donnaient encore plus un teint maladif. Ses joues habituellement glabres étaient recouvertes d'une barbe de jais, et ses lèvres étaient encore tachées du sang issu de l'arrachage de dent.

             Thalia, dans sa première vision, était venue s'asseoir sur le sol poussiéreux, juste en face de lui, et lui avait adressé l'un de ses sourires rayonnants qui avait éclairé la petite cellule. Samir l'avait alors imitée ; c'était la première fois depuis son arrivée au cachot qu'il souriait. Il l'avait regardée avec adoration, et ses lèvres s'étaient étirées dans un sourire encore plus grand. Ce sourire, c'était celui d'un mourant devant sa famille réunie dans ses derniers instants.

[...]

             Le barman me maîtrisa rapidement malgré tous mes efforts. Il me ceintura d'un bras, puis vint m'étrangler de l'autre. A cause de son biceps serré autour de mon cou, le sang parvenait difficilement à mon cerveau et l'oxygène à mes poumons. La panique s'emparait de moi, je sentais tout mon corps se mettre à transpirer sous l'effet de la peur, mais soudain je me dis que le moment était peut-être venu d'utiliser ma porte de sortie.

           « Pas maintenant, pas maintenant ! » me chuchota une petite voix alors que j'allais passer à l'acte. Gagnée par un élan rageur, je parvins à remonter ma main tremblante vers le bras qui me ceinturait difficilement, puis je fis glisser mon poignard de la manche dans laquelle je l'avais dissimulé dès que l'assaillant avait pris l'avantage.

            Avec un hurlement rageur, je le plantai dans son artère brachiale alors que je me débattais par ailleurs pour détourner son attention. Il me lâcha brusquement, grondant de colère et de douleur. Je ne perdis pas une seconde ; je retirai le poignard de son bras, laissant le sang couler abondamment, et je le plaquai contre la gorge du garçon. La menace de la large lame ensanglantée suffit pour le mener contre le mur et l'y coller violemment.

« Pour qui travailles-tu ? » sifflai-je, le souffle court.

            Il eut un léger ricanement qui fit monter sa pomme d'adam contre l'arme blanche, entaillant légèrement sa peau. Une perle de sang s'échappa de la plaie.

« Tu me tueras de toute façon, n'est-ce pas ? »

            Je ne répondis rien.

« Même si je le voulais, je ne pourrais pas te le dire. Le commanditaire ne veut pas risquer que son identité soit divulguée.. les mercenaires ne sont pas plus informés que les victimes. Je peux rien pour toi. »

           Mon cerveau carburait à mille à l'heure.

« C'est quoi, ton nom ? »

            Il ne se débattait plus ; quelque part, il était évident pour lui comme pour moi que ce qui allait se passer était irrévocable, quoi que ce fut.

« Jae. Jae Mizushima. »

           D'une voix douce, je lui murmurai :

« T'es courageux, Jae. »

           Je ne pouvais me permettre de le laisser courir à nouveau ; il avait raison. Il ne sortirait pas vivant de cet endroit. Je ne me laissai pas le temps de réfléchir, coupai court ma morale et toutes mes belles valeurs, et lui tranchai la gorge d'un coup sec.

« Adieu », m'étranglai-je.

           Il suffoquait, cherchant désespérément à inhaler encore rien qu'une dose d'oxygène, puis son corps fut pris de convulsions.

« Fais gaffe - t'as des ennemis... puissants », haleta-t-il avant de basculer du mur et de me tomber dans les bras, inerte.

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