24 | Le tedrak

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         Je me redressai en sursaut, dissimulant la lame sous les draps.

« Je... j'arrive, Dave. J'arrive. »

          Les membres tremblants, je me passai une main fébrile sur le visage. Mon front et le bas de mon dos étaient recouverts de sueur, l'ensemble de mon corps frôlant les 40°C. J'avais l'impression de me réveiller d'un long sommeil rythmé par le défilement de cauchemars plus affreux les uns que les autres. J'étais dans un état d'hébétude irréel, complètement détachée de ma propre personne.

         C'était comme si je me regardais de l'extérieur, comme si je voyais cette étrangère prendre le contrôle de mon corps et de lui ordonner de se lever sans être capable de l'en empêcher. Je sentis mes muscles se mettre en mouvement sans me rappeler leur avoir demandé de le faire, et je dus batailler pour écraser mes mains sur mon visage, rendue perplexe par la situation incongrue.

        Je finis par reprendre contrôle grâce à l'interpellation de Dave. Il se tenait sur le seuil de la chambre.

« Thalia ? Tu as besoin d'aide pour marcher ? » questionna-t-il d'un ton alarmé.

       Je secouai la tête, encore désorientée. M'appuyant contre le mur, je fis plusieurs pas. Une douleur lancinante dans le ventre vint s'ajouter à celle que je ressentais dans la cuisse.

« Non.. non, croassai-je. Je te promets, ça va. »

       Néanmoins, lorsqu'il me tendit la main, je l'attrapai.

[...]

       Depuis que j'étais arrivée sur Terre, j'avais régulièrement eu de violents maux de ventre, mais celui-ci était le plus important de tous. J'avais ressenti une faim d'ogre, ce soir-là, et je craignais de devoir tout régurgiter une nouvelle fois. Je m'inquiétais de plus en plus ; soit la nourriture d'en bas était désormais incompatible avec mon organisme, habitué à celle de la base, soit j'étais touchée par le tedrak - les autorités avaient sans doute menti pour épargner la population en disant qu'il avait été totalement éradiqué. Après tout, c'était ainsi que les symptômes s'étaient fait connaître chez Beatriz.

        Elle avait commencé par avoir des douleurs abdominales, puis à vomir, de plus en plus régulièrement, jusqu'à en perdre plusieurs kilos par semaine, voire par jour. Ce qui ne tarderait pas à être mon cas. Je perdais de plus en plus de masse corporelle, malgré tous les efforts que je faisais pour essayer de l'ignorer.

         A raison d'une quinzaine de vomissements en trois semaines, j'avais déjà perdu plus de huit kilos même en mangeant autant que possible dès que j'en avais l'occasion. Mais le plus inquiétant dans tout cela, c'était les taches de sang que j'avais retrouvées à plusieurs reprises dans mon vomi. A partir du moment où elle avait commencé à vomir du sang, Beatriz s'était vraiment affaiblie, et c'était les crachats de sang qui avaient fini par avoir raison d'elle.

          A chaque fois que je voyais du sang, je ne pouvais m'empêcher de penser à elle. C'était moi qui l'avais élevée. A mes onze ans tout pile, le destin m'avait giflée en pleine face et forcée à prendre un tout autre chemin que celui que j'attendais. Sans père, sans mère - ou du moins sans mère capable de nous élever-, Beatriz et moi avions été jetées à la rue, et je n'avais eu d'autre choix que de prendre en main notre nouvelle vie. J'avais construit un abri avec des restes de taule pour que nous puissions nous abriter, et j'allais fouiller toutes les poubelles du quartier pour trouver de quoi nous nourrir. Beatriz, quant à elle, elle allait du haut de ses huit ans vendre quotidiennement des objets qu'elle fabriquait avec des détritus, et d'autres que des dealers du quartier lui confiaient.

         D'une manière ou d'une autre, elle avait chopé cette saloperie de tedrak au cours de ses excursions dans la ville, et j'avais été bien incapable de la sauver. Elle était morte dans mes bras deux mois après le déclenchement de son premier vomissement, toussant du sang à en cracher ses poumons. Elle était morte dans un sourire sanglant, m'enlevant par le coup la dernière personne qu'il me restait à chérir sur Terre.

        Elle était morte dans mes bras et j'avais espéré que la maladie me prendrait de tout mon cœur, mais les symptômes n'étaient jamais apparus. J'en avais voulu pendant des années à la Terre entière de ne pas avoir été des mourants, de ne pas avoir eu la chance de partir par un coup du destin comme tous ceux que j'aimais m'avaient été enlevés. J'avais la haine contre tous ceux qui étaient touchés et tous ceux qui ne l'étaient pas mais qui avaient encore des personnes à aimer. Je me sentais inutile.

       Je m'étais engagée dans l'armée dès que possible. J'avais retrouvé un but, enfin : sauver des vies. En mémoire de celle que je n'avais pas pu sauver et qui valait des milliers au dehors à mes yeux. J'avais alors rencontré Samir. Lui aussi était seul au monde ; ses deux parents étaient décédés du tedrak, la même année que Beatriz. Nous étions devenus le pilier l'un de l'autre. Puis nous avions pris ensemble la décision de quitter l'armée quand Ilhan avait pris le pouvoir, et nous étions entrés dans la Résistance - plus précisément dans la jiakra, l'armée du mouvement.

         Le besoin de me sentir utile ne m'avait pas quittée un instant - même le bonheur auquel je goûtais pour la première fois avec Samir n'avait pas su faire taire ce besoin viscéral ; quelque part, j'avais toujours su que je mourrais avant l'heure. Seulement, il semblait aujourd'hui que ma mort ne serait pas celle d'un combattant sacrifié mais d'une pauvre humaine en proie à une simple maladie.

       Le destin semblait heureux de me faire croire à des revirements de situation pour me faire déchanter ensuite ; d'abord, on m'avait privée de parents, puis l'on m'avait fait croire que ma mère allait me revenir alors qu'elle avait fini par me glisser encore plus entre les doigts. Ensuite, l'on m'avait accordé une existence relativement sereine avec ma petite soeur pour me l'arracher quand je pensais enfin pouvoir me remettre de l'abandon de nos parents. Finalement, quand j'avais trouvé  l'amour et la paix avec Samir, Ilhan avait pris le pouvoir et l'on m'avait privé de tout sauf de mon amant, ma seule consolation, jusqu'à deux mois auparavant, où j'avais été contrainte de l'abandonner.

         Maintenant que je m'étais enfin résignée à mourir sans le revoir, la mission pour laquelle j'étais redescendue sur Terre m'échappait à cause d'un foutu virus. Je shootai avec violence dans la cuvette des toilettes, tombai à genoux et laissai les hauts-le-coeur me réduire à l'état de loque humaine, étalée de tout mon long sur le carrelage glacé, le coeur au bord des lèvres, la gorge serrée, le visage trempé de larmes et les tempes battantes d'une rage impuissante sans précédent.

INTEBIANOù les histoires vivent. Découvrez maintenant