Qui serais-je si ma vie avait été différente ?
Voilà la question que je me pose alors que je m'essuie le front, le visage couvert de sueur. Le soleil couchant tape sur ma peau avec rage, m'aveuglant de ses rayons pourpres.
Les rares arbres autour de moi projettent de longues ombres. Des champs, d'immenses champs à perte de vue. Au loin, une montagne, qui délimite la frontière entre nos terres et le royaume voisin, recouverte d'une forêt de sapins et de chênes, et de l'autre côté toute la cité, restreinte par une deuxième montagne. D'ici, on peut apercevoir une partie du château royal, érigé au sommet du massif, surplombant la ville de toute sa hauteur. Ses murs d'ivoires semblent surgir de la terre, palais blanc sur horizon noir.
Je claque de la langue pour ordonner à ma jument d'avancer. J'empoigne la charrue de mes deux mains et pousse de toutes mes forces.
J'ai mal aux bras et des cloques recouvrent mes paumes, mais ce n'est rien comparé à la faim qui me tiraille le ventre. J'entends la pouliche souffler longuement par les naseaux : elle aussi est fatiguée.
— C'est presque fini, Nuage, encore un petit effort, dis-je pour l'encourager.
La robe laiteuse et les muscles saillants, nous avons gagné, mon père et moi, ce magnifique cheval lors d'un pari. Je l'ai maudit autant que je l'ai admiré d'avoir pris un tel risque qui au final en valait la peine. Un animal de trait, ça change la vie d'un paysan.
Être fermier dans cette région n'est pas chose facile. La terre n'est pas assez fertile, les impôts sont trop élevés, les champs trop petits. Mais malgré tout, on essaye, on continue de planter, parce qu'on n'a pas le choix. On vit dans la misère, mais on ne dit rien, on ne se plaint pas, parce que c'est comme ça, et ça le sera toujours. Il faut bien de la pauvreté pour avoir de la richesse.
Je jette un coup d'œil vers les sacs de graines qui attendent patiemment d'être cultivés. Il ne reste qu'une parcelle à labourer et nous pourrons commencer la plantation. Du maïs, du blé et des haricots. Voilà les produits qui seront à la hausse cette année et que nous vendrons chaque semaine au marché du dimanche.
En général, les rendus sont relativement généreux, mais une énorme partie revient aux taxes, ce qui nous laisse juste assez pour survivre et acheter un pain de temps en temps. Pour les chanceux qui savent chasser, il reste le gibier et le poisson, mais rares sont ceux qui ont ce privilège. Nous ne l'avons pas. Nous sommes trop pauvres pour acheter un arc, mon père trop vieux pour marcher jusqu'à la rivière, et moi je suis occupée aux champs qui ne peuvent attendre.
Je reste encore environ une heure dehors, jusqu'à ce que la nuit commence sérieusement à m'engloutir. Je ramène donc la jument vers la ferme, bâtie juste à côté des champs. Une simple demeure en pierre et au toit de chaume, avec une minuscule grange sur le côté, où se trouve le box du cheval et le reste des graines.
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Les Derniers Dragons
FantasyElle s'appelle Ciel. Elle est fille de paysans, pauvre, oubliée. Sa vie est simple, ennuyeuse comme un ruisseau à sec. Elle n'aspire à rien - elle se contente d'exister et d'aider son vieux père à la ferme. Pourtant, ce soir-là, des gardes du palais...