72. Chagrin de cœur

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Le soleil me brûle la peau avec une telle ardeur que ma peau déjà rougie semble se détacher de mon corps. Même la sueur qui perle de mon visage est chaude – j'ai l'impression de fondre comme une chandelle allumée. Mes mains me font mal, mais je connais cette douleur, et j'ai appris à l'ignorer. Mes biceps se contractent par spasmes, usant des dernières réserves d'énergie qu'il me reste pour pousser la charrue. Nuage tire et, ensemble, nous retournons la terre molle sous le regard de l'astre de feu.

En feu. C'est ça. Je suis en feu. Tout se réduit en cendres, tout s'envole, tout disparaît. Et le vent emporte mes poussières noires sans se soucier que je ne les retrouve jamais. Je me désintègre, je m'évapore. Puis tout s'efface. Nuage, la charrue, la terre, et même le soleil. Tout est en feu.

Je rouvre les paupières, me tirant de mes sombres pensées auxquelles j'ai eu le malheur de m'abandonner durant un instant de silence. La réalité me gifle avec une force inouïe, et j'aurais sûrement titubé si je n'étais pas déjà accroupie par terre.

Ma main est dans les cheveux de Yanos et les caresse avec douceur – il me faut cligner des yeux pour chasser toute trace de cet affreux faux souvenir qui me hante encore. Je suis seule, excepté mon ami loup-garou, qui tremble encore, recroquevillé sur lui-même. Adrian est parti lui chercher des vêtements – ceux qu'il portait ont fini en lambeaux durant sa transformation. Apparemment, les vestes de général royal ne sont pas adaptés aux véritables Alphas Maîtres Loups. Dommage.

Je porte mes doigts à mon front et découvre que je transpire à grosses gouttes. Je m'essuie d'une geste gauche, avant de passer mon avant-bras sur mes lèvres, elles aussi trempées du liquide salé. Les hallucinations ont décidément des effets très prenants sur moi.

Yanos gigote, et attrape mon poignet d'un geste brusque qui me fait sursauter. Sa respiration est bien plus bruyante, et ses traits sont tirés dans une expression malmenée. À quoi songe-t-il, dans cette demi-conscience ? De quoi hallucine-t-il, lui aussi ?

— Ciel...

— Je suis là. Ne t'en fais pas.

— Aide... Aide-moi à m'asseoir, s'il te plaît...

Son buste gonfle, dégonfle, regonfle. Il semble privé d'oxygène, et le relever apparaît comme une épreuve sur son visage. Il grimace, ses lèvres sont tordues, et il ferme très fort ses paupières – mais fermer les yeux n'a jamais empêché de voir des horreurs.

Je l'installe contre le mur de pierre, l'éloignant comme je peux de la cavité qui m'inspire une angoisse inimaginable. J'ai peur qu'à tout instant Obscurité surgisse et vienne faire du mal à Yanos pour se venger de sa défaite. J'ai l'impression que le moindre son est celui de ses ailes qui bruissent, que chaque courant d'air est son souffle destructeur, et que la mort nous pend au nez, pressante.

— Reste... près de moi, murmure Yanos en ouvrant ses paupières à demi.

Son regard vert me trouble comme il ne l'avait pas fait depuis longtemps. Pendant une seconde, rien qu'une seconde, je redeviens la jeune paysanne égarée qui craint son prince et se réfugie dans les sourires attachants du garde. Puis ce sentiment part. Soufflé. Oublié. Je ne suis plus paysanne, je ne crains plus mon prince, et Yanos ne sourit plus. Du moins, il ne me sourit plus. Et je serais cruelle de prétendre ne pas comprendre pourquoi.

Je m'assieds à ses côtés, épaule contre épaule, le dévisageant en quête de compréhension. À quel point Yanos a-t-il changé ? Il est devenu impulsif, cynique, et peut-être même triste. Est-ce ma faute ? Celle de sa lycanthropie ? Ou celle de la vie ?

Ai-je un lien avec cette transformation ?

— C'était une vision, dit Yanos après un long moment.

Les Derniers DragonsOù les histoires vivent. Découvrez maintenant