Ciel
— Tiens, tiens, tiens... Mais serait-ce ma chère sœur adorée ? ironise Obscurité en se détournant de moi.
— Ça suffit, maintenant. Ne joue plus à l'enfant. Arrête de fuir ton destin, siffle Clarté avec une gravité que je ne lui avais jamais connue.
J'aperçois vaguement Obscurité tressaillir et agiter ses ailes pour exprimer son irritation. Ma vue brouillée ne parvient pas à faire le focus, et mes mains sont pressées sur mon ventre, comme pour apaiser la douleur inimaginable qui me donne la nausée. Un liquide chaud et épais détrempe mes doigts, et j'ai l'impression que je pourrais tourner de l'œil à chaque instant.
Je halète, comme si je venais de courir pendant des journées entières, et cet afflux d'oxygène me monte au cerveau, me faisant voir des étoiles. Chaque inspiration est un calvaire. Chaque expiration semble me rapprocher d'une fin que je refuse d'accepter. Ce serait tellement bête...
Dire qu'il n'a fallu qu'un claquement de doigts à Obscurité pour me trancher les tripes aussi précisément qu'un couteau de boucherie – j'en suis encore plus dégoûtée que je sais très bien qu'elle, elle est totalement insensible aux plaies. Il n'y a pas de sang dans ses veines, hormis celui d'Adrian lorsqu'elle lui suçote la gorge. Et je préfère mille fois me vider du mien que de sacrifier une seule goutte de l'homme que j'aime.
Obscurité se met à rire, un son si aigu et hypocrite qu'il me fait grimacer. J'en ai la chair de poule.
— Tu es tellement naïve, ma sœur, dit-elle de sa voix mielleuse qui coule comme du venin. Tu penses que tes simples paroles pourront me faire changer d'avis. Tu n'as jamais appris de tes erreurs...
J'essaye d'apercevoir Adrian, quelque part dans l'ombre de la forêt – je l'ai entendu m'appeler. Il me réclame. Je dois lui répondre. Mais la nuit est trop épaisse, et mon corps est en train de perdre de ses forces à chaque seconde. La souffrance qui irradie de mes entrailles à vif est tellement violente qu'elle écarte tout autre chose de mon esprit.
— Tu crois que parce que tu es le Bien, tu vas forcément gagner. Que le Mal sera vaincu, et que les héros jouiront d'une vie prospère... Par tous les diables, sœurette ! Je ne t'aurais jamais crue si puérile.
Clarté et Obscurité se mettent à se tourner autour, lentement, gardant une distance précise entre elles ; une distance que, je devine, si elle doit être franchie, marquera le début des hostilités.
— Il n'y a que dans les contes que le chevalier tue le méchant monstre et sauve la princesse, continue l'élément du Mal. Dans la réalité... Eh bien, le monstre est plus puissant que le chevalier, et la princesse ne veut pas être sauvée. Les humains sont bercés dans l'illusion que le Bien amène la joie et la plénitude ; mais regarde ta représentante. Semble-t-elle déborder de joie ? Elle se vide de ses tripes sur le sol d'une forêt millénaire, et sa vie lui échappe comme de la fumée. Elle aura beau s'accrocher, ses doigts se refermeront dans le vide. Tu n'es plus assez puissante pour la protéger. J'ai gagné : l'élue va mourir.
— Quel est ton but, dans tout ça ? demande Clarté d'un ton tremblant. Que cherches-tu à faire, en empêchant la prophétie de se réaliser ? Que veux-tu fuir ?
— Je refuse de disparaître ! s'écrie Obscurité avec une virulence qui me sort quelques secondes de ma torpeur. Je refuse de croire que mon destin est scellé, que je vais devoir me plier à une stupide prophétie sans me battre. L'idée d'être dépendante de quelque chose que je ne contrôle pas est inconcevable. Je suis le Mal, et je n'ai aucun compte à rendre et aucune loyauté envers quiconque. Je n'abandonnerai pas sans lutter.
— Tu as peur..., souffle mon élément si bas que je doute de n'avoir qu'imaginé ces quelques mots.
J'ai l'impression qu'Obscurité blêmit, mais sa peau est déjà si pâle d'habitude, et mes yeux voient si flous que je ne suis sûre de rien. Quelque chose m'attire vers le bas, quelque chose qui s'est crocheté à mon âme et qui m'arrache à la réalité.
VOUS LISEZ
Les Derniers Dragons
FantasyElle s'appelle Ciel. Elle est fille de paysans, pauvre, oubliée. Sa vie est simple, ennuyeuse comme un ruisseau à sec. Elle n'aspire à rien - elle se contente d'exister et d'aider son vieux père à la ferme. Pourtant, ce soir-là, des gardes du palais...