— Fantine, je ne peux décemment pas porter ça pour une nuit funéraire.
Ma servante range la robe bleu pétard avec une moue contrite, ses lèvres en avant. Je soupire ; ce soir, c'est la pleine lune, et malgré mes efforts, je n'ai pas réussi à faire changer d'avis Adrian.
Yanos va mourir ce soir.
Mon cœur se serre douloureusement, alors je fais ce que j'applique depuis plusieurs jours déjà : je fais comme si je l'avais oublié. Je n'y pense pas, ferme mes émotions, construis un mur infranchissable le temps de quelques heures.
Fantine extirpe un tissu noir de mon armoire et le présente devant elle. Je l'étudie, l'œil critique, et le juge sous toutes les coutures. Elle n'a rien de spécial, cette étoffe, en réalité. Des manches en dentelle, et un jupon assez près du corps. Comme un voile de nuit.
J'acquiesce d'approbation. Fantine pose la robe sur un tabouret, soulagée que je sois enfin d'accord. Le roi a réuni tous les bourgeois du château pour assister à... n'y pense pas !
Bref. Je n'ai toujours pas trouvé le moyen de sauver mon garde, et ça m'angoisse. Terriblement. J'ai tenté plusieurs fois de parler à Clarté, mais elle n'est pas réapparue. Comme si elle avait déjà tout dit, alors que pour moi ce n'est pas assez.
N'oublie pas qui d'autre tu es. Qu'est-ce que c'est censé dire ? Qu'est-ce que je suis censée faire ?
Je me heurte à une montagne. Pire encore, elle est invisible. Imbattable. Comment contrer la mort ? Aucunement. On ne peut pas. Yanos va mourir, et je ne peux rien faire pour l'en sauver. Rien. L'Obscurité a gagné.
Je n'ai pas parlé de l'apparition de la Clarté à qui que ce soit. Comme un secret, entre elle et moi.
Fantine me pose une question, mais je ne l'entends pas.
— Quoi ?
— Mademoiselle, vous ne m'écoutez pas, aujourd'hui ! Vous êtes distraite. C'est la mort de votre ami qui vous chagrine ?
— Je... Excuse-moi. Oui, euh... Oui. C'est ça.
— Vous ne devez pas pleurer un condamné. Si le roi a jugé bon de l'éliminer, c'est pour une raison. Il a fait une erreur.
Nous en avons tous déjà fait, je songe en caressant le collier que ma servante glisse autour de ma nuque. Mais je ne l'exprime pas à voix haute – j'ai compris qu'ici, au milieu de l'injustice et des messes basses, je n'avais pas le droit d'avoir un avis différent, et encore moins d'en parler. La seule fois où j'ai essayé, les bourgeoises qui m'écoutaient m'ont lancé un regard noir et sont parties en plissant les lèvres dans une moue semblable à un canard.
Je soupire encore. Des fois, j'en viens à regretter ma vie d'avant, si peu palpitante, si peu compliquée. Tellement ennuyante. Répétitive. Lassante.
Puis je me souviens du regard apeuré que mon père a porté sur moi. Je ne me sens pas de taille à croiser de nouveau ses yeux effrayés... Effrayés par sa propre fille.
— Allez mettre la robe. Pas de corset, ce soir. J'ai peur que vous me fassiez une crise avec.
Fantine sourit de sa blague, mais pas moi. Parce qu'elle a raison. J'enlève l'habit que je porte, et glisse le tissu noir et soyeux par-dessus mes bras, qui coule comme une cascade tiède le long de mon corps.
— Comme d'habitude, je n'ai même pas besoin de faire de retouches. Vos os maigres se faufilent partout.
— Tu exagères, j'ai pris de la peau depuis que je suis ici.
— Pas suffisamment pour ne plus rentrer dans vos robes. Quoique, avec les repas royaux, ça ne devrait tarder.
Je me force à esquisser un rictus, qui doit paraître cruellement faux.
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Les Derniers Dragons
FantasyElle s'appelle Ciel. Elle est fille de paysans, pauvre, oubliée. Sa vie est simple, ennuyeuse comme un ruisseau à sec. Elle n'aspire à rien - elle se contente d'exister et d'aider son vieux père à la ferme. Pourtant, ce soir-là, des gardes du palais...