Heinrich ouvre la pièce, resplendissant en or et argent. Avec sa couronne de boucles d'or et son sourire ravageur, il ressemble à un ange descendu du ciel. Son teint clair avive l'azur de ses yeux et j'entends déjà dans l'assistance les demoiselles tomber en pâmoison. Il joue le rôle de Flavio, un jeune homme éperdument amoureux d'Aurélia, la fille de Pantalone. Hélas, la main de la belle est promise au sinistre Dottore, un vieillard lubrique, mais richissime. Heinrich ne porte pas de masque, car ses mimiques outrées font partie du spectacle. Tantôt langoureux, tantôt entreprenant, toujours charmant, il gagne très vite le cœur du public.
João entre en scène à sa suite, dans son costume aux carreaux multicolores. Sa figure disparaît derrière un loup rouge paré d'un long nez mince. Il campe Arlequin, le fantasque serviteur de Pantalone et grand ami de Flavio. Je m'étonne toujours de la transformation opérée chez le Portugais taciturne lorsqu'il enfile son costume bariolé. Il compatit aux malheurs du jeune amoureux qui voit l'élue de son cœur promise à un autre. Ses plaisanteries et ses cabrioles font rire l'assistance jusqu'aux larmes, mais n'arrachent pas un seul sourire au beau Flavio, tout retourné par son chagrin d'amour. Les deux personnages quittent la scène, bras dessus, bras dessous, Flavio menaçant de se jeter dans le fleuve, Arlequin espérant le ramener à des projets plus joyeux.
Ils cèdent la place à Fabrizio et Guy : le riche marchand et le Dottore. Ces sinistres individus viennent de conclure le mariage de la pauvre Aurélia. Pantalone fait figure de diable incarné avec son costume de soie rouge et son loup noir plissé d'une grimace cupide. En contrepoint, la haute silhouette du Dottore flotte dans une sombre robe de médecin. Derrière son masque blanc impassible, Guy émaille son discours de citations latines incongrues et s'exprime à coups de gestes impérieux. Son ton monocorde et professoral contraste avec les trémolos de voix de Flavio.
Comme le Dottore prend congé de Pantalone avec force courbettes tirant sur le ridicule, j'entre en scène sous les sifflements appréciateurs. Je suis Aurélia, la fille unique de Pantalone, la fleur de la jeunesse et une beauté à faire pâlir les étoiles. Tout comme Heinrich, je ne porte pas de masque, afin de mieux toucher le public par mon air innocent ou mes regards de détresse. Le rouge pulpeux de mes lèvres tranche sur l'épaisse couche de poudre blanche censée adoucir mon teint. Je me jette aux pieds de mon père, désarroi et malheur incarnés. Sous les huées de la foule, le marchand se lance dans des invectives sur la fidélité et l'obéissance d'une fille. Il parcourt les planches de long en large, agitant les bras, tempêtant, vociférant : un cœur de marbre devant la détresse de la pauvre enfant. J'étreins le pan de son habit rouge, les larmes aux yeux. Quelques accords de musique, jaillis du petit instrument grinçant que Pedro appelle un violon [1], accentuent le dramatique de la scène.
Tout au long du spectacle, pitreries et grimaces alternent avec les sérénades et les chansons mélancoliques des deux amoureux. Au milieu de cette tragédie, Arlequin saute, tourne, virevolte, pour réunir le jeune couple et se jouer de son maître.
Par moment, je sens les fins fils de la Toile se tendre autour de nous : un éclat de lumière plus vif reflété sur les paillettes d'un costume, quelques notes plus poignantes dans les cœurs, les voix qui portent dans la nuit par-delà les bruits étouffés du reste du monde. Ces petites touches demeurent tellement légères que, si je ne savais pas à quoi m'attendre, je n'y prêterais aucune attention. Cependant, je devine que certains d'entre nous se sont Éveillés et Tissent en harmonie avec les jeux de scène pour que ce spectacle inoubliable réveille en chacun son âme d'enfant.
Bien évidemment, le Dottore termine enfermé dans un coffre, les deux amoureux dans les bras l'un de l'autre et Pantalone délesté de nombreux écus. Arlequin conclut avec un dernier trait d'esprit et s'incline sous un tonnerre d'applaudissements. Partout où mon regard se porte, je croise des sourires aux anges, des yeux brillants de plaisir, des visages encore tout ébahis. Mon cœur se gonfle de cette joie simple et je plonge dans un profond salut aux côtés de toute la troupe.
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Le crépuscule des Veilleurs
Fantasy1534. La Renaissance, début d'une ère. La science prend son envol, l'art italien fascine l'Europe, un parfum d'idées nouvelles flotte dans l'air. Depuis la nuit des temps, les Veilleurs protègent le sommeil des Dormeurs. Ils gardent en secret la fro...