24. Une simple croix d'argent (1/3)

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 Quelques jours plus tard, vers l'heure de sexte, nous apercevons au loin une épaisse fumée d'un gris sinistre qui tache le ciel comme un nuage d'orage solitaire. Une nuée de formes noires tourbillonnent au-dessus de nos têtes avec des piaillements grinçants, en hérauts d'infortune. Après une dernière butte, notre chemin rejoint une large chaussée pavée. À ce carrefour, au bord d'une rivière paisible, une vision de désolation tranche le paysage bucolique.

Les restes calcinés d'une vingtaine d'habitations se regroupent autour de la carcasse fumante d'un grand bâtiment qui devait être une auberge. Ce village prospérait sûrement grâce à la présence voisine de Moulin, ex-capitale des ducs de Bourbon [1]. Maintenant, il n'est plus que ruines. Les murs noircis, à cœur ouvert, dégagent une odeur de cendres et de charnier. Tant ce remugle que ses causes évidentes m'irritent la gorge d'un goût de bile.

Geiléis blêmit. Heinrich mène Bella, le regard fixé droit devant lui, les lèvres closes sur toute plaisanterie. Une volée de corbeaux, dérangés par notre arrivée, s'empare des airs en croassant. Est-ce là l'œuvre de Guerre, le cavalier rouge ? Combien de personnes innocentes vont-elles souffrir, maintenant que les trois hérauts de l'apocalypse foulent le monde mortel ?

Nous nous arrêtons un peu avant les premières maisons. Une chaleur intense se dégage des dernières poutres qui se consument. Guy et João décident d'arpenter les décombres à la recherche de survivants et Geiléis les accompagne pour secourir d'éventuels blessés. Je reste assis sur le banc du chariot, un malaise inconfortable au creux du ventre à l'évocation de corps calcinés.

Mes compagnons reviennent bien vite, la mine sombre, sans avoir trouvé âme qui vive. D'après Guy, le village a été attaqué par une importante troupe de bandits, sans doute ce matin à l'aube. Tout ce qui avait de la valeur a été pillé. La grande auberge servait de relais pour les chevaucheurs du roi et hébergeait certainement quelques belles montures que les brigands se seront appropriées. Fabrizio insiste pour repartir sans attendre. Qui sait où sont passés ces bandits ?

Nous nous éloignons, le cœur lourd, et je scrute la campagne environnante avec une nervosité anxieuse. Au milieu des champs, je me sens exposé, vulnérable – un lapin sous le regard affamé de l'aigle.

Un mouvement au loin, dans le pré, m'accroche le coin de l'œil. Je me dresse sur le banc, la main en visière.

— Que se passe-t-il ? demande Geiléis, alarmée.

— Il y a un cavalier là-bas ! crié-je pour avertir tout le monde.

Fabrizio arrête aussitôt notre progression. João et Guy dégainent leurs armes et sautent à terre, prêts à encaisser une charge à eux deux.

— Je le vois ! annonce le Portugais. Mais... on dirait que le cheval est seul. Il n'y a personne en selle.

Je plisse les yeux dans la lumière crue. João a vraiment une bonne vue.

— En es-tu sûr ? interroge Guy.

— Certain.

— Alors, repartons ! Ne traînons pas ici ! ordonne Fabrizio, nerveux.

João remonte sur le banc, mais Guy reste en arrière, fixant toujours l'animal solitaire.

— Il doit s'agir d'un des chevaux du relais, observe-t-il d'un ton songeur. Si c'est le cas...

Le Français porte quatre doigts à sa bouche et lance un sifflement perçant qui retentit sur toute la plaine environnante.

— Guy ! s'exclame Fabrizio, furieux. Tu es fou ! Tu veux attirer ces bandits ? Partons tout de suite !

Mais l'obstiné seigneur de Tréveray n'en fait qu'à sa tête. Au loin, le cheval a entendu l'appel et galope dans notre direction. En effet, la selle est déserte, les rênes pendent à l'abandon. Le cavalier a dû chuter au cours de l'attaque.

L'animal se rapproche en soufflant des nasaux. J'admire le poil gris lustré, les jambes fines et solides, le fier panache de la queue : un superbe étalon, taillé pour porter un coursier à vive allure sur les routes du royaume. La pauvre bête apeurée trottine en cercle à un jet de pierre des chariots. Guy avance d'un pas, mais le cheval s'écarte en hennissant avec une ruade.

— Tu vas prendre un mauvais coup, remarque João.

— Laisse donc cet animal ! grogne Fabrizio. Qu'avons-nous à faire d'un canasson !

Guy se retourne, les yeux brillants d'excitation, comme un gamin qui aurait déniché un nouveau jouet.

— Vous ne comprenez pas. C'est inespéré ! Il faut absolument l'attraper.

Fabrizio gémit en levant les bras au ciel.

— Et voilà ! Maintenant, Monseigneur veut un cheval ! Les bancs de bois de mes chariots ne sont pas assez bons pour ses augustes fesses !

Guy ne relève même pas le sarcasme et tente une fois de plus d'approcher l'étalon terrifié. Geiléis descend le rejoindre.

— Tu n'y arriveras pas ainsi, objecte-t-elle. Regarde comme il a peur de nous.

— Que suggères-tu ?

— Que veux-tu faire de lui ?

Guy secoue la tête et glisse une main le long de son visage anguleux.

— Ce serait trop long à expliquer. Mais avec un cheval, j'ai un plan pour affronter la Horde Sauvage.

Geiléis hésite, jette un coup d'œil vers João, puis semble parvenir à une décision. Sur une profonde inspiration, elle se met à fredonner une mélopée apaisante qui m'enveloppe dans la douceur de bras maternels. Les notes s'accompagnent d'une étrange vibration, comme si la Toile elle-même oscillait au rythme de la musique. Les yeux mi-clos, je me laisse bercer par la complainte mélancolique, l'appel du repos, le parfum d'un havre salutaire ; un sourire bienheureux se perche sur mes lèvres.

L'étalon ralentit sa course, s'ébroue, trottine encore un peu, puis s'arrête. Geiléis avance d'un pas vers l'animal qui l'observe, craintif, les nasaux frissonnants. Je retiens mon souffle. Le cheval se calme. Ses flancs se soulèvent sur le rythme maintenant plus paisible de sa respiration. Il laisse échapper un son très doux, une sorte de frémissement apparenté à un soupir. La gardienne tend lentement la main, caresse son encolure ; l'étalon s'abandonne à son contact. Elle attrape délicatement les rênes qui pendent à son cou et le ramène vers nous.

J'en reste bouche bée et je ne suis pas le seul à être impressionné.

— Juste là, maintenant, j'aimerais bien être un cheval, murmure Heinrich à côté de moi.

J'esquisse un sourire malicieux.

— Si tu étais un cheval, tu peux être sûr que Fabrizio te demanderait de tirer nos chariots au lieu de folâtrer dans les prés.

— Ça serait lui tout craché ! s'esclaffe le jeune Allemand.

Puis il tourne la tête vers moi et se rembrunit, comme s'il se souvenait brusquement de sa rancœur. Le moment de complicité s'éloigne déjà. Je pousse un profond soupir.

Mon regard se reporte sur la scène devant nous. Guy pose un pied à l'étrier et monte sur le dos de l'étalon. Celui-ci réagit d'un sursaut subit, comme tiré d'un rêve, et part au galop sur le chemin. Je retiens ma respiration. Toutefois, Guy, en cavalier accompli, se maintient en selle avec aisance. Laissant d'abord la bride sur le cou de sa monture, il s'éloigne à vive allure. Peu à peu, le cheval semble accepter sa présence. Sa cavalcade ralentit et il revient vers nous au petit trot.

— Je vais le monter pour le moment. Nous vous suivrons au pas.


*  *  *

1. Suite à la trahison du connétable de Bourbon, qui s'est rallié à Charles Quint dans les guerres d'Italie, François Ier confisque tous ses biens et ses terres en 1531.

Le crépuscule des VeilleursOù les histoires vivent. Découvrez maintenant