17. Visite parisienne (2/2)

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L'Espagnol et l'Italien s'enfoncent dans une ruelle, tandis que João m'entraîne sur la droite. Je jette un coup d'œil par-dessus mon épaule. Deux gardes surgissent sur nos talons. Au même instant, je heurte un passant de plein fouet ; le choc expulse tout l'air de mes poumons. Le pauvre homme s'en va rouler sur les pavés avec un cri furieux ; je manque de perdre l'équilibre. João me rattrape par la manche in extremis et me propulse devant lui.

— Cours ! Ne te retourne pas !

Encore à moitié sonné, j'enfile une série de petites venelles. L'animation de la ville à l'heure de sexte m'empêche de foncer en ligne droite et m'oblige à des écarts permanents. Mon cœur peine à suivre le rythme de cette cavalcade hachée. Les poumons me brûlent et refusent de fournir l'air que mon corps réclame. J'ai l'impression que je vais m'écrouler à chaque foulée. João me dépasse, puis me distance ; je perds lamentablement du terrain. Derrière nous, la foule s'efface devant la livrée des hommes du prévôt.

— Arrêtez-les !

Soudain, une bedaine volumineuse surmontée d'un tablier taché se dresse sur notre route. Son propriétaire écarte les bras pour nous saisir au collet.

— Halte là, mes gaillards !

João plonge sous la main du colosse, reprend de justesse son équilibre, puis continue sa course d'un même mouvement fluide. Je tente de passer de l'autre côté, mais une poigne de fer se referme sur mon poignet. Ma fuite est stoppée nette ; une douleur aiguë remonte dans mon bras.

— Ha, je te tiens, sacripant ! ricane le mastodonte.

Aiguillonné par la terreur, je pivote face à un visage rougeaud éclairé d'un sourire de victoire méprisant. Profitant de mon élan et de sa distraction, je lance ma botte vers son entrejambe pour une rencontre frappante. Le colosse se plie en deux dans un hurlement étranglé. Libre ! Je risque un coup d'œil anxieux vers nos poursuivants. Un des gardes a pris de l'avance sur ses trois camarades ; le boiteux trapu peine derrière eux ; Torque n'est nulle part en vue.

Je reprends ma course avec un regain d'énergie puisé dans mon affolement. Loin devant moi, João tourne dans la rue suivante. Je tente d'accélérer, mais mes jambes n'arrivent plus à soutenir ce rythme effréné. Les bottes du garde claquent dans mon dos ; il va me rattraper. Je plonge dans la venelle. Le soldat s'engouffre à ma suite et s'en va mordre la poussière, renversé par une silhouette jaillie sur son passage comme un diable de sa boîte. João s'élance derrière moi sans s'attarder.

— Continue ! Ne t'arrête pas !

En quelques foulées, il m'a déjà rattrapé. Je ne cours pas assez vite. Sans moi, le Portugais aurait semé ses poursuivants depuis longtemps. Comment parvient-il à ne pas paraître essoufflé alors que j'ahane en vrai soufflet de forge ? Il me glisse un sourire encourageant.

— Un de moins !

— Ne peux-tu pas... les attirer au loin... avec la Toile... comme l'autre jour ? suggéré-je.

— Impossible ! tranche-t-il, catégorique. Besoin de concentration !... Pas le temps !

La voie s'élargit et nous débouchons sur une vaste esplanade pavée encombrée d'une foule bigarrée. Ma mâchoire s'ouvre de stupeur à la vue de l'imposant bâtiment aux allures de palais et des dizaines de gardes en faction devant les portes. La place de Grève ! João pile net.

— L'hôtel de ville ! Porra!

Derrière nous, le claquement des bottes me pétrifie. Nous voilà coincés entre deux feux ! Mon compagnon me tire sur la droite, vers une rue en diagonale.

— Par ici !

Je reprends ma course en haletant tel un vieux cheval à l'agonie. Combien de temps pourrai-je continuer de la sorte avant de m'écrouler raide mort ?

— Gardes ! Par ici ! Arrêtez ces hommes ! Ils ne doivent pas s'échapper !

Nous nous engouffrons entre les boutiques tandis qu'à l'autre bout de la place, une poignée de soldats du palais se précipite dans notre direction. Cette vision m'aiguillonne d'un coup de fouet, je cours comme si tous les démons de l'Enfer se lançaient à mes trousses... ce qui n'est pas loin d'être le cas.

— Un de moins, tu disais ? grogné-je.

— J'ai une idée ! Tiens bon encore un peu !

Je me raccroche à cette promesse avec un résidu d'énergie. Mon corps réclame une pause. Le sang bat à mes oreilles. Je ne vois plus que la forme tressautante de João qui me précède ; tout le reste se fond dans un mélange de couleurs et de cris indistincts. Seule la peur me permet encore de mettre un pied devant l'autre, plutôt que de me laisser tomber sur les pavés en gémissant.

Des piles de bannettes, hottes et autres corbeilles tressées en osier encombrent la chaussée que nous dévalons à corps perdu. Au milieu de cet assemblage, une voie étroite permet aux Parisiens de circuler. João bouscule les clients sans ménagement ; je le suis de près, profitant de l'espace qu'il dégage. Il saisit l'anse d'un panier au vol.

— Eh là ! se fâche le marchand, les mains levées au ciel.

La montagne de vanneries en équilibre précaire s'écroule dans une pluie jaune. Nous continuons notre course sans même ralentir, pourchassés par des protestations colériques. Les gardes se heurtent au désordre indescriptible semé derrière nous.

— Place ! Au nom du roi ! Écartez-vous !

Les hommes du prévôt se fraient un chemin au milieu des paniers renversés, mais nous avons gagné des instants précieux. Nous rejoignons une artère plus large, moins encombrée. João tourne à gauche et accélère.

— Vite ! Le pont Notre-Dame!

Enfin sorti des petites ruelles, je peux courir sans zigzaguer à chaque instant. Mes pieds se meuvent d'eux-mêmes et je leur laisse la bride sur le cou. Les bruits de poursuite persistent, loin derrière nous. Droit devant, un large pont enjambe la Seine pour rejoindre l'île de la Cité. De riches échoppes bordent les parapets de part et d'autre. Une clientèle nantie se presse le long des devantures. Nous filons devant les éclats colorés de draperies, de fourrures, d'épices. João se jette sur la porte d'une petite boutique, l'ouvre à la volée et se précipite à l'intérieur. Je rentre sur ses talons.

Le Portugais referme le battant dans un claquement sec. Je m'effondre contre l'huis et tente péniblement de reprendre mon souffle. Mon cœur cogne telles les cloches du tocsin ; la transpiration coule à grosses gouttes dans mes yeux ; mes jambes éreintées tremblent comme de la couenne de lard. Sans le soutien de la porte, je m'écroulerais au sol. Tendu, aux aguets, mon compagnon écoute le son de la cavalcade sur le pont. Une troupe de gardes passe au ras de la devanture. Ils hurlent à pleins poumons :

— Au nom du roi ! Arrêtez ces hommes !

Puis le calme revient dans la rue, les cris des poursuites disparaissent au loin. Je prends une profonde inspiration et me redresse sur des jambes flageolantes. Un regard à la ronde me révèle le contenu de la petite boutique dans laquelle nous avons fait irruption. Aux bijoux étalés sur des présentoirs, j'identifie sans mal l'échoppe d'un orfèvre.

À cet instant, une voix haut perchée, douce mais ferme, s'élève du fond de la pièce, teintée d'une pointe de méfiance.

— Messieurs ? Que puis-je faire pour vous ?

Le crépuscule des VeilleursOù les histoires vivent. Découvrez maintenant