Sans leur prêter attention, je bondis vers le minotaure. Le monstre baisse les cornes, les naseaux fumants devant ma rapière. Sa poigne velue attrape Guy par le col et le projette sur le côté. Dans un meuglement bestial et un raclement de sabots, il se rue à ma rencontre. Ses pas lourds ébranlent le toit sous mes pieds. Je me campe face à sa charge, le cœur battant à tout rompre.
Tous mes poils se hérissent, mais je sais que la créature n'est pas de ce monde. Au dernier moment, je plonge sur le côté, lâche ma rapière et saisis la Toile à deux mains. J'écarte les bras d'un geste brusque ; le Voile se déchire avec un froissement sinistre. Emporté par son élan, le minotaure bascule de l'Autre Côté et disparaît.
Je me relève, haletante, presque surprise que mon tour ait fonctionné. Ramassant mon arme d'une main à peine tremblante, je rejoins Guy en trois enjambées. D'un geste vif, je tranche ses liens, arrache son bâillon. Mes yeux le détaillent des pieds à la tête et s'arrêtent, horrifiés, sur le pansement rougi qui enveloppe ses doigts. Je déglutis.
Il s'assied avec un signe de tête reconnaissant, masse ses poignets et m'observe avec anxiété. Sa main se pose sur ma joue avec douceur.
— Aurore ? Est-ce que tu vas bien ? Ce sang...
Mon regard glisse sur ma tenue maculée.
— Ce n'est pas le mien, répliqué-je d'un ton qui sonne presque dur à mes oreilles.
Un hurlement déchirant me fait tourner la tête.
Au centre du toit, des serpents de feu nés de la Toile s'enroulent autour du corps du patriarche. Celui-ci ne parvient plus à maîtriser le Tissage devenu fou. Il lutte en vain ; il est trop seul. Une bourrasque plus violente le happe dans les airs. L'éclat de chêne s'échappe de ses mains et les brins qui en jaillissent fouettent l'espace dans une danse endiablée. Le masque de carnaval, arraché par les rafales, tombe et se brise sur les tuiles. Un cri d'agonie s'élève, couvrant un instant les rugissements du vent, puis le hurlement cesse brutalement, tel un fil coupé net.
Les liens de la Toile qui enserraient Marliano se ternissent. Son corps s'écrase au sol comme un pantin désarticulé, à côté du grimoire abandonné.
— Non !
Une lamentation de chagrin et d'horreur accompagne la chute fatale. Hans se redresse en vacillant, la main tendue sur un geste dérisoire. Il est à mi-chemin de son père, cependant les fils déchaînés lui barrent le passage aussi sûrement qu'un mur infranchissable. Le jeune homme pivote vers Giulia, le visage déformé par la haine.
— Maudite ! Tu vas payer pour cela !
L'Italienne se tient au bord du toit. Elle est parvenue à se défaire des tourbillons d'illusion et contemple, le rictus cruel aux lèvres, son ancien maître qui se débat au cœur d'une volée de harpies. Les oiseaux monstrueux plongent toutes griffes dehors pendant que Fabrizio se protège tant bien que mal avec un bouclier tissé de brins dorés. Hélas, les bêtes, bien trop nombreuses, le submergent. À peine en a-t-il repoussé une que deux autres prennent sa place.
Les pas délibérés de Hans claquent sur le toit de pierre ; un filet jaillit de ses doigts. Concentrée sur l'affrontement ailé, la perfide Italienne ne l'aperçoit que trop tard. Les mailles s'abaissent autour d'elle. Giulia recule d'un bond et bascule dans le vide avec un cri de surprise étranglé. Elle disparaît à ma vue en un battement de cils, balayée comme un mirage éphémère.
Une chute mortelle pour un Dormeur, mais sans doute pas pour une Veilleuse, armée de la puissance décuplée d'une Toile à l'agonie. Je me précipite, me jette à plat ventre et scrute les dalles du parvis à la recherche d'une forme écarlate. Sous mes yeux ébahis, les chiens de la Horde Sauvage volent à ma rencontre, suivis de toute la chasse, en une cohorte mugissante sortie tout droit des Enfers.
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Le crépuscule des Veilleurs
خيال (فانتازيا)1534. La Renaissance, début d'une ère. La science prend son envol, l'art italien fascine l'Europe, un parfum d'idées nouvelles flotte dans l'air. Depuis la nuit des temps, les Veilleurs protègent le sommeil des Dormeurs. Ils gardent en secret la fro...