Après le dîner, nous estimons plus prudent de ne pas retourner dans notre cellule. Il ne manquerait plus que nous tombions nez à nez avec fra' Torque dans le couloir ! Nous optons donc pour un tour dans les allées de l'abbaye.
Guy nous explique les détails de son plan : patienter jusqu'au coucher du soleil et la messe de complies, puis profiter de ce que tous les moines seront à la chapelle pour nous glisser dans les appartements de l'abbé. Pour occuper l'attente, le Français propose de se rendre à la bibliothèque qui contient les archives du monastère. Heinrich pousse un soupir appuyé.
— Pourquoi veux-tu mettre le nez dans un endroit plein de parchemins poussiéreux ?
— Parce que cela nous permet de patienter au chaud, le plus loin possible de la cellule de fra' Torque et que je suis curieux des ouvrages rassemblés par les moines.
— Crois-tu que les pèlerins soient autorisés à entrer ? demandé-je, dubitatif.
— Nous verrons bien, riposte Guy en nous entraînant dans cette direction.
La bibliothèque est abritée dans un vieux bâtiment aux pierres disjointes envahi par le lierre. La lourde porte de chêne cloutée s'ouvre sans opposer de résistance avec un grincement de bienvenue. Quatre longues tables remplissent une pièce en arcades haute de plafond ; des grappes de chandeliers diffusent une lumière chaleureuse qui invite à la lecture ; de grandes étagères couvertes de parchemins et d'ouvrages reliés tapissent le mur du fond. Une rangée d'écritoires s'alignent sagement à leur pied, en élèves attentifs. Il règne une agréable odeur de papier et de vieux cuir, mélangée à celle de la cire chaude. Assis devant l'un des pupitres, un moine copiste travaille avec application sur une enluminure. Un homme voûté aux rares cheveux blancs s'avance vers nous à petits pas.
— Oh des pèlerins ! s'étonne-t-il d'une voix légèrement chevrotante. Si vous cherchez la chapelle Sainte-Marie, elle se situe de l'autre côté de l'abbaye.
— Non point, mon frère, répond Guy. Nous venons en ce lieu de savoir pour en apprendre plus sur cette belle abbaye de Saint-Augustin.
— Ah...
L'archiviste joint ses mains parcheminées d'un air gêné.
— La consultation des ouvrages est réservée aux moines. Certains de ces rouleaux ont plusieurs siècles, vous savez. Mais peut-être puis-je vous renseigner ? Qu'auriez-vous aimé apprendre ?
Guy paraît déçu. À ses doigts qui tressaillent, je devine qu'il brûle de tourner les pages des livres rassemblés ici. Je suis moi-même très impressionné par la collection de la confrérie : des centaines d'ouvrages s'empilent sur ces rayonnages !
— Cette abbaye est très ancienne, n'est-ce pas ? interroge le Français avec une avidité non dissimulée.
— Oh oui ! Ce monastère fut fondé par Augustin de Canterbury, il y a près de mille ans de cela !
Les yeux du vieux moine brillent de plaisir devant cet auditoire inattendu. Il se racle la gorge et sa voix prend de l'ampleur.
— Les écrits de William Thorne, l'un des grands chroniqueurs de l'abbaye, racontent qu'Augustin était envoyé par le pape Grégoire le Grand pour convertir les Anglo-saxons. Il cherchait un lieu sacré afin d'y établir une communauté chrétienne. Un ange lui est apparu dans ses songes et l'a guidé jusqu'ici. Avec les premiers moines, il a construit la chapelle Saint-Pancrace, qui est la plus ancienne du site, et fondé notre confrérie. C'est à cette époque également que fut érigée la première cathédrale de Canterbury. Saint Augustin a passé la fin de sa vie en ce lieu à rédiger un ouvrage rassemblant ses visions et ses préceptes de sagesse. Malheureusement, ce grimoire précieux s'est perdu ou n'a peut-être jamais existé. Nous n'en avons pas trace dans nos archives alors même que nos plus vieux parchemins remontent à la fondation de ce monastère.
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Le crépuscule des Veilleurs
Fantasy1534. La Renaissance, début d'une ère. La science prend son envol, l'art italien fascine l'Europe, un parfum d'idées nouvelles flotte dans l'air. Depuis la nuit des temps, les Veilleurs protègent le sommeil des Dormeurs. Ils gardent en secret la fro...